Chronique

Émile Parisien Quartet

Double Screening

Émile Parisien (ss, ts), Julien Touéry (p), Ivan Gélugne (b), Julien Loutelier (dms).

Label / Distribution : ACT

On ne saurait mieux dire le jazz aujourd’hui. Au point que face à un tel disque, le plus simple serait peut-être de s’en tenir là et de conclure : « Voilà, c’est ici que ça se passe, il n’y a pas grand-chose à ajouter, jugez par vous-même ». À 36 ans, Émile Parisien rayonne, continue d’étonner et d’émouvoir, identifiable à la première seconde tant par son lyrisme véloce et virevoltant que par un son qu’on reconnaît parmi des centaines d’autres. Ce dont peu de musiciens peuvent se targuer.

Nouvelle pierre apportée à l’édifice d’un quartet qui connaît une variation avec l’entrée en piste de Julien Loutelier, trentenaire très actif qui succède à Sylvain Darrifourcq à la batterie, Double Screening va au-delà de la confirmation que ses quatre prédécesseurs [1] laissaient espérer. Il est une affirmation, une manifestation : celle de l’imagination fertile d’un musicien dont les partenaires sont en phase avec leur leader. Un funambule que ces dernières années ont confirmé comme une pièce maîtresse de la scène jazz européenne, dont il avait poussé la porte dès l’adolescence. Qu’il joue sous son nom propre ou qu’il se glisse dans la peau d’un sideman convoité, le saxophoniste imprime sa marque et sa gestuelle singulière partout où il passe. Récemment, ses contributions – parmi beaucoup d’autres – aux Circles d’Anne Pacéo, au Night Walker de Vincent Peirani ou à la French Touch de Stéphane Kerecki ont été autant de cailloux jubilatoires tout au long d’un chemin qui le voit par ailleurs taper sur l’épaule de quelques géants, tels Daniel Humair ou Joachim Kühn. Un cas unique, quand on y songe, que ce bonhomme-là !

L’hyperactivité d’Émile Parisien a sans doute quelque chose à voir avec le Double Screening [2] dont on ne sait encore s’il est un bien ou un mal de notre temps. Mais le saxophoniste, homme jeune en prise directe avec son époque, n’est pas dupe et a voulu articuler tout le propos de son disque autour de la prolifération des images, du flux incessant des réseaux sociaux et des déboires informatiques qui en sont les corollaires. Soit quatorze compositions, d’une revigorante brièveté pour la plupart d’entre elles et qui collent parfaitement à l’urgence lyrique qui habite le groupe depuis sa création.

Ce quartet est joueur, facétieux même, comme on l’a appris à son contact. Julien Touéry (piano) et Ivan Gelugne (contrebasse), présents depuis l’origine de la formation, savent parfaitement répondre aux propositions chausse-trapes de leur leader. Julien Loutelier, de son côté, a su se glisser dans le rôle du batteur prêt à défendre une cause rythmique complexe et syncopée, bruitiste parfois, obsessionnelle souvent. Tout cela file à la vitesse de l’éclair et si l’on fait exception de « Double Screening I », entrée en matière sur la pointe des pieds ou d’une « Élégie pour carte-mère » au recueillement clin d’œil [3], le repos n’est pas de mise. À l’instar de notre réalité virtuelle ou augmentée, Double Screening a les allures d’une course-poursuite qui voit les quatre musiciens sans cesse aux aguets changer de direction, accélérer, s’arrêter soudainement avant de repartir ailleurs. Pas question de zapping toutefois, parce que le propos est tout sauf superficiel : c’est une quête de liberté dont il est question, une liberté que le quartet touche du doigt dès que possible. Ainsi, ce « Hashtag II » et l’envol très free du piano, juste avant celui du saxophone soprano dans un chorus dont Émile Parisien a le secret. Ou « Deux Point Zéro », qui commence à la façon d’une partie de cache-cache au bout duquel le saxophoniste fera à nouveau la démonstration de sa puissance de feu. On peut aussi se laisser emporter par « Malware Invasion », seule longue composition avec ses presque huit minutes : une échappée sinueuse qui est aussi l’occasion pour Parisien de troquer son soprano contre un ténor et mettre tout le monde d’accord avec une intervention magistrale.

Double Screening est une collection de scénarios brefs – on a presque envie de parler de courts-métrages – fourmillant de détails (cordes du piano frappées, bruissement des percussions, claquements de becs) qu’une simple écoute ne permettra pas d’épuiser. On peut être pris de vertige, parfois, au contact de ce quatuor à l’unisson de ses petites folies. Mais c’est là une ivresse qui vaut bien qu’on s’abandonne à une musique qui n’a pas fini de surprendre.

par Denis Desassis // Publié le 6 janvier 2019
P.-S. :

[1Après Au revoir porc-épic en 2007, Original Pimpant en 2009, Chien Guêpe en 2013 et Spezial Snack en 2016.

[2Le double screening est l’association de l’écran de télévision à un terminal connecté (comme un smartphone ou une tablette) permettant par exemple d’accéder au flux de commentaires sur les réseaux sociaux d’un programme ou de partager des liens autour des contenus.

[3La panne de carte-mère, composant essentiel d’un ordinateur, est la hantise de tout utilisateur d’outils informatiques.