Chronique

Emile Parisien Quartet

Chien Guêpe

Emile Parisien (ss, ts), Julien Touéry (p, p prep, objects), Ivan Gélugne (cb), Sylvain Darrifourcq (d, objects, zither)

Label / Distribution : Laborie Jazz

Certains musiciens prennent un malin plaisir à couper l’herbe sous le pied du chroniqueur en adjoignant à leur album des notes de pochette intelligentes et exhaustives. Emile Parisien est de ceux-là, avec l’impeccable analyse signée du réalisateur Damien Bertrand, auteur - entre autres - du documentaire inclus dans le précédent ouvrage du Quartet, Original Pimpant.
Cela dit, si vous êtes ici, c’est que peut-être vous ne l’avez pas encore lue. Allons-y, alors.

Début 2012, alors que l’album était encore au stade de maquette, Emile Parisien expliquait à Citizen Jazz : « Avec cet album, nous avons voulu dire aux gens qui nous suivent : Voilà, on en est là maintenant. C’est tout ». Pas de message donc, à l’en croire, ou si message il y a, plutôt du genre texto : T OU ?
C’est cela, oui…

Album-charnière, conçu à un moment d’interrogations pour plusieurs membres du groupe et pour le quartet lui-même, Chien Guêpe est un peu plus qu’un simple « coucou ». Beaucoup plus.

Tout n’a pas changé. L’inspiration funèbre et tourmentée, zébrée de grincements dada, est toujours là. Les titres sont toujours capillotractés (« Chauve et courtois »), voire projectifs (« Dieu m’a brossé les dents »), et voici la pénultième déclinaison oulipienne – ou transmutation alchimique – de « Goodbye Pork Pie Hat » : « Bonjour Crépi ». La personnalité et la technicité des musiciens s’affirment à chaque album : on l’a déjà dit, ces gens-là sont du vin de garde.
A peine trentenaires, ils croisent maintenant le fer avec les colosses du jazz européen et, en compagnie d’autres pointures de leur génération, multiplient les collaborations et les groupes : Q, Barbacana (on vous en parle bientôt) pour Sylvain Darrifourcq, Farm Job pour Julien Touéry…

Pour autant, Chien Guêpe n’est pas simplement le troisième album d’un groupe qui a mûri. On franchit une marche. Une haute.

D’aucuns ont cru pouvoir parler de musique sacrée. Phénomène de projection, peut-être ? Une chose est sûre en revanche : l’Emile Parisien Quartet nous livre là une sacrée musique. Ramassé, bien trapu comme on l’aime (quatre plages, moins de 40 minutes), avec tout ce qu’il faut pour vous donner envie d’y revenir parce que vous n’aurez pas tout perçu à la première écoute. Ni à la deuxième. Voire la…

Il y a un côté poème symphonique dans cet album. Pas seulement dans les compositions de Sylvain Darrifourcq, même s’il contribue fortement à cette ambiance en signant deux des quatre morceaux.
Le premier, « Dieu m’a brossé les dents », est un petit bijou de composition. Introduction atonale à la cithare qui - je ne sais pas vous - m’a fait replonger tout droit dans les effets de violon joué col legno du final de la Symphonie fantastique. De vagues lueurs glauques, saxophone-contrebasse jouant ensemble, adagio, traversent ce froid marais. Puis ce sera le glas, de la main gauche de Julien Touéry, et la contrebasse d’Ivan Gélugne qui sort lentement des limbes pour répondre à sa main droite dans une mélodie désespérée, bientôt rejointe par le soprano qui monte soudain dans un tutti halluciné qu’elle lacère à grands coups d’archet. Suit un quasi-silence mortifère, seulement scandé par une note de piano têtue qui ramène un lamento saxophone-contrebasse. Fin.

A l’autre bout de l’album, « Chauve et courtois », plus abstrait, et sa note continue qui rappelle à la fois les Steppes de Borodine et, par son timbre électronique, le bip-bip de Spoutnik, doublée ensuite par une cithare granuleuse avant une progression bruitiste et l’entrée d’un thème inlassablement répété par la contrebasse, ternaire, très doux et très triste, indifférent au tintamarre de percussions intra-pianistiques, de sistres et de cymbales rayées, de bouts de sax jouant « out », de jouets couinants et même, si j’ai bien entendu, d’un moteur électrique genre ventilateur de poche. Tout cela se tait soudain pour ne plus laisser que la contrebasse, point d’orgue.

Entre ces deux extrémités narratives, deux autres compositions : « Chocolat citron », d’Emile Parisien, anguleuse et hachurée comme à son habitude, détourne les structures habituelles du jazz contemporain en dissimulant au beau milieu de la bouchée acidulée un fourrage à base de contrebasse noble (comme il y a des pères nobles au théâtre) et d’une rythmique mécanique dont le son (au piano préparé et non au Moog) semble venir tout droit du « Pop Corn » de Gershon Kingsley, puis un autre thème caché dans le thème, puis encore un : les tableaux défilent, paysages en accéléré, on saute de l’un à l’autre puis plus rien, stop, the end.

La plage la plus courte - la dernière ici mais non la moindre - « Bonjour Crépi », signé Julien Touéry, est un peu comme une signature : brève, personnelle, non-figurative. Le premier album, Au-revoir porc-épic, donnait l’indice d’une filiation gigogne : « Goodbye Pork Pie Hat » n’était-il pas lui-même dédié par un grand à un autre grand ? Original pimpant, rien dans les titres mais la bestiole de la pochette ne manquait pas de piquant(s). Voici donc le porc-épic qui revient par la fenêtre, devenu crépi - homophonie approximative ou trituration de l’écrit, peu importe - et qui annonce à nouveau un hommage parodique (pudique). Une brève introduction très jazz-jazz puis vlan, tremblement de piano, ça part en live, en free, en ce que vous voulez, parcouru tout du long par une walking bass impériale autant que déjantée. Et, comme tous les autres titres, cela s’arrête brusquement, enchaînant sans transition sur la note tenue de « Chauve et courtois ».

Pour que cette chronique déjà longue soit complète, il faut parler aussi de la très grande qualité de jeu des quatre musiciens et de la cohérence de l’ensemble. Comme vous avez déjà scrollé beaucoup pour arriver jusqu’ici, je me bornerai à vous donner un conseil : écoutez ce disque attentivement. Ecoutez-le encore. Faites attention à tous les instruments, n’oubliez pas la contrebasse, n’oubliez pas la batterie. Vous allez voir ce que vous allez entendre.