Scènes

Leïla Martial l’acrobate

Nancy Jazz Pulsations 2021 # Chapitre VII – Mercredi 13 octobre, Théâtre de la Manufacture : Laura Perrudin – Leïla Martial « Baa Box ».


Baa Box © Jacky Joannès

Une soirée différente, passant de l’onirisme nocturne d’une harpiste qui a fort à faire avec les personnages qu’elle met en scène elle-même et le trio emmené par une chanteuse dont les acrobaties vocales ont défini une poésie d’une grande sensibilité.

L’histoire du jour est celle d’un choix impossible : faut-il rallier l’Opéra pour y applaudir le grand spectacle du Jazz At Lincoln Center, qualifié parfois de « Rolls Royce » des Big Bands, emmené par le maître du swing Wynton Marsalis ? Ou bien s’aventurer au Théâtre de la Manufacture où se produisent deux musiciennes dans un cadre beaucoup plus intime ? Autoroute ou chemins de traverses ? Partons plutôt sur les sentiers, en rêvant pourtant d’un don d’ubiquité, là où peut-être nous guette un peu d’inattendu…

Quand on choisit de partir seul(e) sur la route, il faut s’attendre à devoir tout faire soi-même, y compris une réparation d’urgence lorsqu’un de vos compagnons est défaillant. Tel ce petit capteur rebelle qui s’obstine à glisser le long d’une caisse claire pour échapper à sa condition d’employé délaissé. Laura Perrudin, aux commandes de sa harpe chromatique électrique, a fort à faire pour dompter tous les avatars (une chanson, une grenouille, un oiseau, un défunt…) qu’elle doit mettre en scène en racontant des histoires presque enfantines, entre cauchemar et rêve. Et quand on dit harpe, il faut plutôt comprendre qu’il s’agit là d’une sorte de médium à partir duquel se créent en direct, sans aucun enregistrement préalable, des sons venus d’ailleurs qui sont superposés, en boucle parfois, à d’autres moments en un surgissement unique, accélérés ou ralentis, stridents ou évanescents. La Rennaise s’appuie sur un petit poste de commandes électronique, elle élabore des sonorités en tapant dans ses mains, sur la harpe, en utilisant des baguettes et bien sûr en chantant (la plupart du temps en anglais). Comme le disait Raphaël Benoit au sujet de Laura Perrudin lors de sa chronique de Poisons & Antidotes, son avant-dernier album : « Tout part d’un cauchemar qui la hante, dont elle se débarrasse en en faisant une chanson qui en devient l’antidote. Il incombe alors à l’auditeur d’en faire ce qu’il veut bien ». C’est une façon habile de résumer cet univers plutôt onirique et assez inclassable, qui peut aussi garder ses distances. On entre, ou pas, dans le bal inquiet de ces Perspectives & Avatars. À vous de le vérifier le jour venu.

Laura Perrudin © Jacky Joannès

Leïla Martial et ses deux compagnons de Baa Box ont fait le pari opposé d’une musique imaginée à partir de ces petits riens qui laisseraient croire qu’il vous est possible de la fabriquer vous-même, tellement tout cela paraît simple. Considérant leur environnement aux moyens volontairement réduits, la chanteuse a évoqué l’idée de musiciens qui seraient « dénudés ». Une guitare, un tambourin, quelques appeaux ou encore une petite flûte à piston. Et la voix, surtout, le plus riche des instruments, avec ses possibilités et ses combinaisons qui semblent infinies. Sauf que ces trois-là, sous leurs allures débonnaires et leurs habits chamarrés de clowns débarqués d’un mini cirque itinérant, ne sont pas les premiers venus. Bien loin de là ! On ne rappellera pas ici le pédigrée de celle qui est l’une des voix de l’actuel Orchestre National de Jazz (écoutez le magnifique Rituels) et qui était déjà présente ici-même il y a cinq ans dans les « Cercles » de la batteuse Anne Pacéo. Cette femme-là est un phénomène, une acrobate vocale, un funambule malicieux qui peut passer en une fraction de seconde du rire aux larmes. Elle parle dans un langage inconnu qu’on reconnaît pourtant, parce qu’il est une création spontanée et organique, une projection de l’âme humaine. De leur côté, ses comparses rivalisent de trouvailles ingénieuses : Éric Perez allie percussions et basses vocales pendant que Pierre Tereygeol (principal compositeur du trio) joint sa voix souvent haut perchée à un jeu de guitare versatile.

Leïla Martial © Jacky Joannès

C’est un ravissement qu’on savoure les yeux écarquillés et surtout avec un grand sourire aux lèvres. Baa Box est une immersion au cœur d’une musique épurée, sans le moindre artifice, un spectacle minimaliste qui se présente effectivement dans le plus simple appareil. Une musique sur la corde raide, à la recherche d’un équilibre fragile par nature mais aussi de l’inconnu, celui de l’instant. Ce trio singulier, qui s’attache à atteindre « une grâce inconsciente et légère comme une plume », comme le dit si bien Franpi Barriaux dans sa chronique de Warm Canto, est en prise directe avec les émotions : les leurs comme les nôtres.