Entretien

Théo Girard, l’orfèvre du temps

Les pensées rotatives du contrebassiste sont attachantes.

Si l’on cherche un exemple de musicien discret, la figure du contrebassiste Théo Girard viendra assez naturellement. Durant les vingt dernières années, il a participé à de nombreux projets qui ont durablement marqué les scènes de jazz et de musiques improvisées européennes sans jamais tirer la couverture à lui, restant toujours dans le partage et l’envie de la découverte, agissant en passeur et en témoin contemplatif d’une époque. Auteur ces dernières années de 30YF, disque remarquable avec une base de trio solide composée de Sebastian Rochford et Antoine Berjeaut, Girard propose avec le surprenant Pensées Rotatives l’un des albums les plus attachants de la fin d’année 2021 avec la même équipe, augmenté de 12 musicien·nes comme autant de rouages subtils d’une mécanique du temps. Rencontre riche avec le musicien lors de la Rentrée Grands Formats, en novembre, à Clermont-Ferrand

- Théo, pouvez-vous vous présenter ? Parler de votre parcours ?

Je suis fils de musicien et de costumière, je suis donc né dans un milieu artistique. Mes parents m’ont mis à l’étude du piano à six ans, je n’étais pas vraiment partant. Je me suis mis à la contrebasse vers 15 ans. Au piano j’étais un peu fainéant, et suite à un stage un peu décourageant j’ai eu besoin de trouver un instrument qui me ressemblait davantage.
J’ai rapidement rencontré des gens que je côtoie toujours aujourd’hui, mais c’est assez tard, après des études scientifiques, que j’ai décidé d’embrasser la carrière de musicien.

Théo Girard © Gérard Boisnel

- Vous êtes passé par le Surnatural Orchestra, mais surtout vous avez été dans le Bruit du [Sign], un orchestre qui a été la matrice esthétique de beaucoup de choses dans les années 2010. Quelle expérience tirez-vous de ces aventures ?

Dans le Surnatural Orchestra, je n’ai joué que dans les bals, mais ce sont des musiciens et musiciennes que je connais depuis toujours, même avant la création de l’orchestre, comme notamment Nicolas Stephan. Ce dernier a créé Le Bruit du [Sign] au début des années 2000 , groupe qui a vraiment été marquant, car on a développé une musique exigeante. Nicolas a ensuite continué de développer cette veine avec des groupes comme Free The Paperclips, Unklar ou Paar Linien. On a joué longtemps ensemble, et on a évolué ensemble. On est allé à Londres, à Montréal, en Éthiopie, ça a été très formateur, avec des musiciens extraordinaires. On a beaucoup progressé ensemble, comme souvent dans les orchestres où ça se passe bien. Jeanne Added, Seb Brun, Nico et les deux Julien (Omé et Rousseau) sont des musicien·ne·s extraordinaires

- Le Bruit du [Sign] a également beaucoup marqué les générations suivantes…

On a eu ces rendez-vous mensuels Aux Voûtes, à Paris, qui nous ont permis de côtoyer beaucoup de gens, côté public et professionnels, et notamment la génération au-dessous de nous qui venait écouter ou qui était invitée. Ça a, je pense, marqué cette génération-là, oui, dans une certaine mesure. Mais c’est à eux qu’il faudrait poser la question !

J’aime bien avoir un ancrage, et découvrir

- On a le sentiment que votre travail, tant avec 30YF qu’avec Bulle, perpétue le carnet de route cher au [Sign] mais dans un domaine plus autofictionnel ou autobiographique. Quelle est votre démarche ?

Concernant mon travail, la musique, je l’écris comme ça vient. Je ne me pose pas de question, c’est un état second, un peu comme l’improvisation. Les choses viennent comme ça. Mon écriture vient d’ailleurs de l’improvisation. Après, j’y mets des mots, j’y rattache des expériences, et notamment des expériences du Bruit du [Sign]. Par exemple « Waitin for Ethiopia on a Bosphorus Bridge », sur 30YF et sur Pensées Rotatives, c’est exactement lié à ça… Même si cette musique, je ne l’ai pas écrite dans cette intention, quand je l’écoute, c’est ce que ça m’évoque immédiatement. Je me fais des petits cadeaux, en fait ! Ce côté autofictionnel n’est donc pas voulu, mais c’est ce que j’intègre après, et c’est ce qui reste très présent.

- Comment avez vous construit le trio de 30 YF ? Pouvez-vous nous parler de vos compagnons ?

Ce sont plusieurs trucs à la fois. J’avais envie d’être compositeur, d’abord. Je l’ai déjà été de manière collective dans de nombreux projets, notamment dans Sibiel ou dans Le Bruit du [Sign] sur la fin. Là je voulais trouver ma patte, et je voulais écrire avec la contrebasse pour lui donner une place particulière. Je souhaitais également mixer passé et avenir, notamment avec le trompettiste Antoine Berjeaut que j’ai rencontré au conservatoire.

Théo Girard, Nicolas Stéphan, Antoine Berjeaut © Gérard Boisnel

La rencontre avec Sebastian Rochford s’est faite autour du disque. Je le connaissais par album interposé, évidemment, mais au départ, j’avais pensé pour cet orchestre à Emiliano Turi, qui est finalement devenu le batteur de Jeanne Added, et donc allait être beaucoup en tournée. Mais j’ai vraiment Seb dans la tête quand j’écris la musique. Je rêvais de jouer avec Seb ! J’ai un peu construit le trio comme j’ai construit Pensées Rotatives finalement… J’aime bien avoir un ancrage, et découvrir.

- C’est aussi la base de Pensées Rotatives, votre nouvel album qui reprend en grand ensemble les titres de 30YF et de Bulles. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ? Peut on parler de Rondes, ou d’engrenages au sujet de ce nouvel orchestre ?

Le trio c’est la base. Pour le reste, ça dépend des morceaux. Je savais une chose, c’est que je souhaitais repartir de ce répertoire que j’avais intériorisé, que je connaissais par cœur et qui avait une histoire. Je trouvais ça chouette d’emmener ce répertoire ailleurs. Je le recompose, je me permets d’utiliser le recul que je peux avoir sur cette musique. Sur « La Traversée du pont par le chameau », je l’emmène vraiment dans d’autres couleurs. Pour l’engrenage, je ne l’ai pas pensé comme ça. Mais ça me parle !

- Comment s’est faite la sélection des douze musiciens ? Avez-vous voulu témoigner de la vitalité d’une certaine scène française ?

J’ai vraiment fait comme le trio, mais à grande échelle. J’ai utilisé un socle nécessaire comme Nicolas Stéphan, Julien Rousseau ou Adrien Amey et après je me suis limité, car j’aurais pu faire un Surnat’ bis, mais j’ai volontairement limité la distribution à ces trois-là, et après je voulais découvrir des personnes… Avec le recul, je me dis que j’aurais peut-être dû davantage féminiser le casting, mais à l’époque, j’étais surtout inquiet de monter un orchestre de quinze personnes et je n’étais pas super confiant, malgré l’envie. Et puis je m’appuie beaucoup sur Basile Naudet, avec qui j’ai un lien quasi-familial, car je veux des jeunes artistes et rencontrer de nouvelles personnes. Il me présente Morgane Carnet, qui me présente d’autres musiciens et ainsi de suite… C’est un mélange de découvertes et d’anciennes amitiés.

- On a le sentiment d’une danse perpétuelle dans Pensées Rotatives : quelles ont été vos influences, votre travail sur votre musique ?

Le socle, c’est clairement la basse/batterie et une idée du groove. Quand j’écris, j’entends la basse/batterie. Sebastian a une manière de jouer qu’on reconnaît immédiatement, il a un geste qui lui est propre et ça influence beaucoup l’écriture. On a trouvé une manière de groover à deux. Mes influences ne sont jamais arrêtées, mais sur les grands ensembles, la couleur de Mingus est évidemment là. Sa musique me traverse. Ce qui est important, c’est la porosité. Parfois, je réécoute des disques longtemps après les avoir découverts, et je m’aperçois que le bassiste m’a influencé, ça fait partie intégrante de mon jeu. C’est pareil pour les ensembles, mais tout ça n’est pas une démarche consciente : je me sens comme le mélomane qui déteint sur le musicien.

Tu embarques les gens dans des univers incroyables quand tu t’occupes d’un grand orchestre

- Vous êtes désormais dans la Fédération Grands Formats, vous revenez à la grande formation : quelle est votre approche du Grand Format ? Est-ce important aujourd’hui de perpétuer les grands orchestres ?

Je découvre la fédération et c’est vraiment intéressant. C’est une puissance artistique. Il y a des enjeux dont je n’étais pas forcément conscient et j’ai envie de comprendre. C’est très intéressant de discuter avec des structures qui ont cette expérience, de parler de l’artistique, mais aussi de tout le travail autour des grandes formations. Tu embarques les gens dans des univers incroyables quand tu t’occupes d’un grand orchestre. En tout cas c’est comme ça que j’ai imaginé Pensées Rotatives ! Comme une immersion sonore. C’est une expérience incroyable.

- Est-ce que Pensées Rotatives était un one-shot ?

Je vais essayer de le développer. Au départ, je voulais me frotter au travail de compositeur et d’arrangeur pour grand orchestre. Je m’y suis mis sur le tard, je prends le temps de laisser mûrir les choses. Mais maintenant que l’album est sorti et que nous avons quelques concerts à notre actif, j’ai très envie que ça dure !

Théo Girard © Gérard Boisnel

- Quelles sont vos actualités à venir ?

Le concert de lancement de Pensées Rotatives est fixé au 2 mars à la Dynamo, dans le cadre d’une grande soirée pour fêter les 10 ans du label Discobole qui a sorti l’album. On a envie également avec Trans kabar et notamment Jidé Hoareau, qui sortira son 2e vinyle à cette occasion, de tester Trans Kabar Rotatif, une version maloya de Pensées Rotatives - c’est-à-dire de créer de nouveaux arrangements et de mettre le quartet maloya au milieu de l’orchestre. En février je vais créer un nouveau quartet franco-américain avec la pianiste Sophia Domancich, la batteuse Lesley Mok et le saxophoniste alto Nick Lyons. Ça se passera le 11 février au Comptoir, qui m’a aidé à monter ce projet. Il y a aussi le bel orchestre de Boris Boublil avec John Parish notamment et le nouveau trio de Manu Borghi (piano) avec Ariel Tessier (batterie).