Quiconque s’intéresse de près - ou de loin - à cette scène magnifique que l’on pourrait appeler sans trop de ménagement la République des Collectifs, trouvera en Pensées Rotatives une vraie épiphanie. République ? Pour faire plus simple et moins grandiloquent, ce moment qu’on délimitera entre 2005 et 2020 où la scène hexagonale s’est largement réinventée, avant que le collectif ne devienne qu’un argument en vogue pour toute subvention, abandonnant ainsi le contexte politique de son histoire. E la nave va… Il en reste des survivances et des témoignages, de celles qui dureront, et la plus fraîche est sans nulle doute ce beau disque du contrebassiste Théo Girard (Le Bruit du [Sign] et le Surnatural Orchestra comme état de services), enregistré à Coutances en 2019. Pensées Rotatives reprend largement la musique épatante qu’il avait proposée en trio avec le trompettiste Antoine Berjeaut et le batteur Sebastian Rochford dans 30YF, et en quartet avec Basile Naudet dans Bulle. Mais c’est l’introspectif 30YF qui est au centre de cette projection en grand format, notamment « La Traversée du pont par le chameau » et sa tournerie entêtante que lance avec bonheur la base rythmique rodée, avec cette décontraction propre au contrebassiste.
Ils sont quinze désormais à jouer cette musique, et les multiples sont importants. Car au trio de base, toujours à l’initiative pour lancer les digressions collectives, s’ajoutent trois sections de quatre soufflants pour un puzzle gigantesque qui s’harmonise à merveille et cherche la profondeur. Avec Berjeaut, des trompettistes à l’univers fort comme Nicolas Souchal ou Julien Rousseau. La même chose chez les saxophones altos (Adrien Amey, Raphaël Quenehen) ou les ténors (Sakina Abdou et le vieux compagnon de Girard, Nicolas Stephan). On le voit, le choix des musiciens n’est pas fortuit : on reconnaît des musiciens passés par le Surnat’, par Muzzix, les Vibrants Défricheurs ou encore le Collectif 2035 ; ce n’est pas une volonté d’exemplarité ou une revendication d’appartenance à quelconque mouvement. C’est une communauté d’idées qui se traduit dans la musique, où la dynamique importe davantage que les individualités, qu’importent les emportements de Morgane Carnet sur le remarquable « 1993 ». C’est le sens de la fête qui prend le dessus, et en matière de troisième mi-temps, ce XV des collectifs sait y faire.
La musique de Girard est simple et efficace et ne cherche pas la fioriture. L’idée de Pensées Rotatives, c’est créer des espaces, de jouer avec le thème pour en faire une multitudes de petites rondes, non pas indépendantes les unes des autres, mais finement imbriquées, à la manière d’engrenages. Ce n’est pas spécialement un travail d’orfèvre, il n’y a pas de recherche particulière de performance ou de virtuosité, mais c’est un concert devenu album qui glorifie un certaine vision de l’artisanat et de la joie d’une musique ouverte et populaire qui regarde du côté de la danse et du plaisir, à l’image du gourmand « Tom & Jerry » où Rochford et Girard font parler la poudre avant que l’étincelle ne vienne de Berjeaut. C’est à ce moment que la machine se met en route et se saisit de l’énergie pure pour devenir un mouvement permanent qui évolue dans des dimensions inexplorées. Magique et poétique, Pensées Rotatives s’impose comme un des disques les plus importants de l’année.