Chronique

Abdullah Ibrahim

Solotude

Abdullah Ibrahim (p)

Label / Distribution : Gearbox Records

Le jeu de mots est facile, mais empreint d’un grand respect pour celui qui fut l’un des principaux mentors du pianiste sud-africain Abdullah Ibrahim : Duke Ellington - on imagine certain.e.s qui fredonnent déjà « Solitude ». Sur ce disque enregistré en solo, celui que Nelson Mandela avait appelé le « Mozart africain » et que l’on appela « Dollar Brand » - du nom d’une marque de cigarettes -, déploie des accents universels et plus jeunes que jamais.
Les plages de ce disque sont comme autant de paysages d’une vie, déployant une virtuosité classique et classieuse au service d’un jazz populaire, jamais élitiste. Nombre de morceaux sont une évocation de son pays d’origine, notamment de la capitale historique, Cape Town, à qui les Blancs ont retiré son statut au profit de la froide Johannesburg. Sa musique est ainsi trempée dans le gospel sud-africain (son « Peace » est un hymne aux cadences éternelles). Leur brièveté confine à l’épure, voire à l’urgence de remettre sur le métier des thèmes tissés il y a déjà fort longtemps qui, quelque part, ont atteint le statut de mythes (« Mindiff » en début de disque, « The Wedding » en avant-dernière position, comme des standards pour une set-list patrimoniale).
Le pianiste, désormais âgé de quatre-vingt-huit ans, rappelle sa posture militante avec ce « District Six », un méchant blues dédié à un quartier métissé de Cape Town, que le régime d’apartheid finit par raser. On le sait adepte de certains aspects philosophiques du budo japonais, en particulier de la sincérité : cette dernière transpire par tous les pores de la peau de ses doigts sur les quatre-vingt-huit touches du clavier mais passe aussi par sa voix, à peine perceptible : quelques murmures ou raclements de gorge qui sont comme l’expression de sa partition intérieure, marquée par un time infaillible -on entend parfois imperceptiblement ses pieds battre la mesure.
Le disque a été enregistré dans les conditions du live en Allemagne, dans une salle où il a pris l’habitude de célébrer son anniversaire. Avec pour seul public les techniciens du son, il livre une performance pétrie d’émotion.
« Le diable existe, il vit sur scène, là où s’exprime l’ego », a-t-il déclaré lors d’un séminaire dans sa ville d’origine. Ici, Abdullah Ibrahim terrasse ses démons pour s’épanouir à la lumière d’un art musical aux atours mythologiques.