Scènes

Carla Bley Trio à Aix-en-Provence


Carla et moi, c’est toute une histoire…
Nous parlons bien de celle-là : la reine, pas la locataire élyséenne de passage.
Carla Bley jouait le 29 novembre 2010 à Aix, au Grand théâtre de Provence, avec ses deux complices de fond, Steve Swallow (b) et Andy Sheppard (ts et ss). Une sorte de pur diamant à trois pointes - une rareté… L’histoire, donc, veut que je les piste sans réellement le vouloir, mais quand même un peu. Chaque fois dans des configurations musicales particulières.

Festival d’Orléans, 1998, dans le cadre de la tournée de création mondiale en concert (le disque date de 1971) de son grand œuvre, un opéra : Escalator Over the Hill. Big band, poésie et exotisme, couleurs, audace – j’en passe, sans oublier Paul Haines, l’auteur du livret (mort depuis) et Phil Minton dans ses vertiges vocaux. Le soir tombant ont déboulé les hirondelles en rase-pupitres et toutes piaillantes. Les swallows, vous voyez l’allusion… Puis ce fut le vent, et les partitions s’égaillèrent dans tout le Campo santo, un ancien cimetière… Vous dire l’atmosphère… Je crois bien que ce fut aussi, ce soir-là, la dernière apparition en France de Lester Bowie et son Brass Band…

Photo © Gérard Tissier

Deuxième rencontre, 2000, à Rouen cette fois, où elle roule en « 4x4 » (nom de la formation), soit huit musiciens top, dont ses chéris habituels et autres fidèles comme Lew Soloff (tp), Wolfgang Puschnig (as), Gary Valente (tb)… Troisième étape, à Vitrolles, Charlie Jazz Festival 2008, quartette plus Paolo Fresu. Un régal sous les platanes. Quatrième, 2009, La Roque d’Anthéron, la Mecque des festivals de piano. Là, Carla avait formé ze big band : une quinzaine de pupitres et deux claviers, le sien et celui du Hammond de Karen Mantler, sa fille. Feu d’artifice.

C’est donc notre cinquième rendez-vous. En plus intime, eux trois et moi, plus le millier d’auditeurs du lieu, plutôt dévolu à la « grande musique ». C’en fut, ô combien, selon le public et si on en croit son rappel – un seul avec salut vite fait car après, au lit les Aixois !

Le trio avait déjà joué ensemble et enregistré Songs with Legs (1995), où l’on voit sur la pochette des cannes maigrelettes entre deux pantalons de mecs ; devinez à qui elles appartiennent... Pour cette tournée-ci, tous trois ont picoré dans « quarante ans » de répertoire. Musique écrite, sorte de jazz du livre où la composition aussi est reine. Trio subtil, délicatesse de pointe. Broderie de notes sur nappe de silences éloquents. Écoute totale, sur scène et en face. (Ou presque : ah ! que je lui règle son compte à cet excité de l’applaudimètre venant saccager chaque dernière note avant sa fin naturelle !)

Photo © Gérard Tissier

Carla, compositrice et pianiste discrète. Casque d’or et longs doigts désormais un peu noueux. Ni démonstration, ni virtuosité. Rien à prouver. Accords chiches, au centre du clavier, la note juste qui laisse les harmoniques au jeu des deux princes. Et eux la reprennent au vol, la font rebondir. Steve Swallow, dieu de la basse électrique dont il caresse le manche sans que le diable rythmique s’en aperçoive, ou dont il joue comme une guitare acoustique. Prenez leur grand succès, le sublime et imprononçable « Utviklingssang », en rappel. Steve enchaîne son solo « guitare » avec cinq notes de basse profonde – à se damner ! Il ne « reste » plus à Andy Sheppard qu’à nous achever, ce qu’il fait dans la grâce totale, et ici les mots me manquent ! Jouer du ténor, c’est trop peu dire. Il est le sax et son souffle, et son vibrato granuleux donne le frisson.

Le temps s’est suspendu. Une heure et demie pourtant, volée à l’éternité. À la fin de la fin, il faut se lever de son fauteuil et revenir sur terre, sans eux, comme au bord d’un grand vide. Merci, vous êtres beaux tous les trois.