Entretien

Céline Voccia, la patience de l’urgence

Française exilée à Berlin, la pianiste était le secret le mieux gardé de la capitale.

Céline Voccia © Sergei Gavrylov

Française exilée à Berlin depuis de nombreuses années, Céline Voccia était jusqu’à ce printemps le secret français le mieux gardé de la capitale allemande. C’est la multianchiste Silke Eberhard qui nous l’avait évoquée pour la première fois à l’occasion d’une interview, et c’est avec elle qu’elle présente le beau duo Wild Knots paru chez Relative Pitch. Musicienne instinctive et passionnée par les rencontres, Céline Voccia est de ces artistes qui prennent leur temps mais qui foncent dès qu’elles ont la certitude que l’urgence s’impose. La pianiste a une technique remarquable et un background partagé entre classique et jazz qui annonce de très belles choses. Rencontre avec musicienne dont on n’a certainement pas fini de parler.

Céline Voccia © Manuel Miethe

- Céline Voccia, pouvez-vous vous présenter ?

J’ai avant tout une formation classique, au conservatoire de Genève. Je suis issue d’une famille de musiciens, mon père jouait de l’orgue Hammond qu’il a revendu pour m’acheter mon premier piano : il y en avait un dans la maison, et même si mon grand-père était un violoniste professionnel, j’ai choisi le piano. Je ne me suis jamais posé la question d’un autre instrument. Nous avons beaucoup déménagé, j’ai été entre autres au conservatoire de Boulogne-Billancourt et, au bout d’un moment, en écoutant à l’adolescence de plus en plus de jazz, je me suis mise à en jouer. Au fil des rencontres, j’ai pris des cours à la Bill Evans Piano Academy. Ça a été une révélation totale, avec une liberté que je ne retrouvais pas dans la musique classique. J’ai également pris des cours avec Laurent de Wilde. J’ai ensuite déménagé en Allemagne, d’abord à Munich puis à Berlin où j’ai également pris des cours, et je me suis mise à sortir de plus en plus du cadre, à jouer toute seule en impro libre pendant plusieurs années en s’occupant de mes enfants, et nous avons fréquenté avec mon mari [1] la Echtzeitmusik de Berlin : j’ai découvert des musiciens qui jouaient des musiques très minimalistes comme Michel Doneda ou Axel Dörner. J’étais sidérée, j’ai voulu y retourner. Ça correspondait tout à fait à mon besoin d’abstraction.

J’ai commencé à improviser plus librement, j’ai fait les jam sessions et, de fil en aiguille, je me suis retrouvée dans cette scène en 2018 ; j’ai commencé à enchaîner les concerts… Alors est arrivé le COVID et les confinements. J’avais néanmoins déjà rencontré des musiciens comme Silke Eberhard avec qui j’ai enregistré Wild Knots, ou Jan Roder et Michael Griener, avec qui j’ai publié Abîme.

- Justement, comment s’est déroulée votre rencontre avec Silke Eberhard, qui a été la première à évoquer votre nom dans nos colonnes ?

Il existait à Berlin - hélas il a fermé pendant la période du COVID -, un club mythique, le Aufsturz. Il y avait tous les mois une jam session de free jazz, j’y allais régulièrement et j’ai d’abord rencontré Ulrich Gumpert qui m’a invitée à son anniversaire, dans un lieu mythique de l’ex-RDA, et m’a demandé d’y jouer. Cela m’a permis de faire la connaissance de nombreux musiciens. Plusieurs semaines plus tard, au Aufsturz, Silke m’a abordée car Ulrich Gumpert lui avait parlé de moi… Quelques semaines plus tard on se trouvait à jouer en duo. On y est allées franco, sans se poser de question, et la fusion a été immédiate.

Avec Silke Eberhard, on n’a pas joué tant que ça ensemble, mais nous nous sommes tout de suite trouvées

- On est surpris à l’écoute de Wild Knots par votre niveau de complicité…

Ça a été comme cela dès la première note ! Nous sommes gémeaux, est-ce que cela a une relation ? J’ai la même chose avec Jan Roder, ce formidable bassiste. La relation est télépathique, nous n’avons pas besoin de nous voir. Avec Silke, on n’a pas joué tant que ça ensemble, mais nous nous sommes tout de suite trouvées.

Est-ce qu’une telle synergie, une telle capacité de rencontre aurait été possible ailleurs qu’à Berlin ?

Ça aurait sans doute été plus difficile. Peut être à Londres, mais il faudrait une ville où il y a une vrai scène free. A Munich, par exemple, ce serait plus compliqué. Il y a à Berlin une vraie culture free, même parfois chez certains musiciens plus traditionnels. Ce n’est pas pour rien que de nombreux musiciens viennent y vivre… Et qu’il est difficile d’en partir.

Céline Voccia © Jean-Michel Thiriet

- Silke Eberhard a enregistré beaucoup de duos avec des pianistes allemands, de Uwe Oberg à Ulrich Gumpert. Vous situez-vous dans une forme de filiation par rapport à eux ?

J’ai rencontré Uwe Oberg, et je pense que nous avons des similarités. Il est sans doute davantage nourri de jazz que je ne le suis. Nous avons le projet de jouer à deux pianos. J’ai une approche très rythmique, saccadée, et ça peut être très intéressant. En duo de pianistes, j’ai également travaillé avec la Britannique Julie Sassoon qui habite à Berlin. J’ai aussi une très forte connexion avec elle, même si son travail est plus impressionniste ; il en va de même avec Simone Weissenfels, une pianiste de Leipzig. Il ne faut pas non plus oublier Georg Gräwe. Je l’ai connu très tôt dans mon développement, il a écouté ma musique et m’a donné de nombreux conseils

- Dans vos différentes collaborations, vous travaillez avec Michel Doneda ou encore le Finlandais Harri Sjöström… Comment s’est déroulé votre rencontre avec le saxophoniste de Turku ?

J’ai rencontré Harri Sjöström au KM28, un club de Berlin, à l’occasion d’un concert d’Elisabeth Harnik. Dans la discussion, on a envisagé une session avec le bassiste Alexander Frangenheim, avec qui je travaille beaucoup, et la vibraphoniste belge Els Vandeweyer. Cela s’est très bien passé, j’aime beaucoup jouer avec Harri, mais il est très occupé. Il a une énergie que j’aime capter.

Il y a à Berlin une vraie culture free, même parfois chez certains musiciens plus traditionnels. Ce n’est pas pour rien que de nombreux musiciens viennent y vivre… Et qu’il est difficile d’en partir.

- Dans la période récente, vous avez également enregistré Abîme, en trio avec Jan Roder et Michael Griener. Pouvez-vous nous en parler ?

Encore une fois une rencontre à une Jam Session au Aufsturz ! J’ai rencontré Jan Roder et il m’a présenté Michael Griener qui est son complice depuis longtemps. Dès la première session, on a décidé de continuer à jouer, et on a profité des confinements pour jouer ensemble, puisqu’on avait le temps ! L’enregistrement s’est fait naturellement, et c’est Jazzwerkstatt qui l’a publié.

-Votre jeu très percussif s’imbrique comment avec un batteur ?

Il faut que je fasse attention au jeu du batteur ! On peut vite se faire embarquer, si ça part, ça part, et après il faut continuer sur ce rythme ! C’est ce qui fait à mon avis toute l’énergie du trio. Pour moi, Michael Griener est l’un des meilleurs batteurs avec qui j’ai travaillé, il est d’une précision folle. Il est génial, il répartit son jeu sur l’ensemble de la batterie, sa fréquence est vraiment très agréable et il a un panel de choses très fines. La totalité du trio s’imbrique très bien.

- Justement, vous animez un quartet européen, Pink Monads, où l’on retrouve la percussionniste Sofia Borges, qui a également ce profil. Pouvez-vous nous en parler ?

Sofia Borges est effectivement percussionniste. Michael est davantage un batteur. Elle est très bien dans Pink Monads. La clarinettiste Edith Steyer a une approche très expérimentale, moins jazz. Edith m’a invitée dans ce quartet avec également MariaLuisa Capurso à la Zentrifuge, l’un des endroits les plus incroyables de Berlin. C’est un ancien cinéma, avec des machines à fraiser et des pianos… Un lieu très berlinois. On s’était rejoints dans la matinée, en trio sans MariaLuisa qui était perdue ! Elle est arrivée très tard, et on a enregistré dans une grande urgence, j’avais ma fille a aller chercher à la crèche ! Ça s’est finalement très bien passé, mais dans un temps très contraint, sans le calme habituel d’un enregistrement. Le résultat nous a semblé très bien [2]. Tout s’est fait très vite, pour la parution du disque également.

Céline Voccia © Manuel Miethe

- Quels sont les musiciens avec qui vous aimeriez travailler à l’avenir ?

Difficile question ! Kent Kessler et Hamid Drake, pourquoi pas ! Ils ont enregistré un disque avec Georg Gräwe que j’adore. Il y a beaucoup de musiciens de la scène de Chicago avec qui j’aimerais jouer, je pense notamment à Michael Zerang. J’aimerais également jouer avec Zlatko Kaučik ou le pianiste Jacques Demierre. Au niveau des bassistes, je me sens comblée, même si j’ai proposé il y a peu de jouer avec Joëlle Léandre. A Berlin, j’ai joué avec beaucoup de monde, et notamment avec Matthias Bauer qui est un excellent bassiste. Avec la saxophoniste Anna Kaluza, nous avons un trio, ACM, et je joue aussi avec Matthias dans le Unzeit Quartet de Frank-Paul Schubert également, qui a des allures plus coltraniennes. La plupart des rencontres, finalement, je les fais à Berlin. Mais j’aimerais beaucoup jouer en France !

- Quels sont vos projets dans les mois qui viennent ?

Il y a le projet avec Harri Sjöström qui est à finaliser, avec un enregistrement à l’automne, et aussi le Unzeit Quartet avec Frank-Paul Schubert et Joe Hertenstein à la batterie pour lequel nous cherchons un label. Il y a également le trio Trames avec Michel Doneda et Alexander Frangenheim (avec qui j’ai aussi un duo) pour lequel nous avons de nombreux enregistrements que nous devons travailler. J’ai envie également de jouer en duo avec mon mari, Andreas Voccia, et de sortir mon album solo que j’ai enregistré il y a déjà un moment : il y a beaucoup de projets en même temps.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 septembre 2023

[1Le musicien électronique et guitariste Andreas Voccia, NDLR.

[2À nous aussi !