Chronique

David Torn

Prezens

Craig Taborn (cl.), Tim Berne (s.) et Tom Rainey (dr.)

Label / Distribution : ECM

Tous les vingt ans, David Torn prend sa guitare, ses idées et vient avec ses copains remuer le parfois trop lisse univers ECM…

En 1987 Clouds about Mercury - avec une moitié de King Crimson (Tony Levin et Bill Bruford) et Mark Isham -donnait déjà dans le registre de la surprise glacée. Puis le guitariste s’était éclipsé, laissant le label allemand à ses déambulations raffinées. Insaisissable, filant tel l’anguille, on l’entrevoyait avec Mick Karn et Terry Bozzio, John Legend ou Tori Amos avant qu’il ne disparaisse à nouveau pour triturer sans relâche les textures sonores. Si bien que lorsque l’heure du retour sonne, la surprise se révèle à nouveau totale.

Fondu dans une sombre esthétique germanique, le coup est assené efficacement sans préavis. On retrouve Craig Taborn (claviers), Tim Berne (saxophones) et Tom Rainey (batterie), une escouade de choc qui empoigne ceux qui naviguent à sa portée et les colle contre le mur. Les musiciens s’engouffrent dans la moindre lézarde des compositions signées Torn. Motifs électroniques et teintures synthétiques tissent des limites légères que les quatre hommes transgressent avec plaisir. Un détail, une mélodie minimale blues qui gonfle avant d’exploser (« Ak »), des ambiances mates et épaisses qui vacillent sous des coups de boutoirs… la moindre idée passe instantanément entre des doigts avides qui en extraient le meilleur. Berne et Taborn vont chercher, comme aux grandes heures de Spring Heel Jack, dans les improvisations les plus telluriques une puissance organique peu commune, et Rainey donne à l’ensemble une impulsion irrésistible qui souvent l’emporte lui-même (« Structural Functions of Prezens »). Evoluant fréquemment dans un univers glacé, Torn joue aussi avec des ambiances rappelant les premiers disques de Niels Peter Molvaer, où la guitare d’Eivind Aarset s’imposait en toute agressivité nordique. On retrouve avec Prezens - successivement calme et épileptique, électronique ou exotique (« Miss Place, The Mist »), mais aussi progressif en diable - toute l’assurance de ceux qui, sachant où ils vont et persuadés de leur force, peuvent tout se permettre.

À la fois cohérent et étonnant varié de par les multiples influences assimilées, Prezens confirme le statut d’artiste inclassable de David Torn, bidouilleur électronicien génial doublé d’un guitariste rugueux. Reste à espérer qu’il ne s’écoulera pas vingt ans avant qu’il se manifeste à nouveau. Ou alors, c’est nous qui n’arriverons pas à le suivre…