Portrait

Des notes et des bulles

Quelques bandes dessinées pour l’été


Le Buet à l’horizon, un parfum d’herbe fraîchement coupée dans les narines et le pépiement des oiseaux pour toute musique. Une chaise longue, un petit blanc bien frais et des bandes dessinées à portée de main… Ah ! L’été !

Liège, Colomiers, Cluny, Marseille, Deauville et bien sûr Angoulême… phylactères et notes font bon ménage. Et nombreux sont les festivals qui ont marié la bande dessinée et le jazz. Voici une sélection d’albums pour tous les goûts : biographiques, humoristiques ou noirs ; réalistes, utopistes ou rêveurs ; en couleur ou en noir et blanc… Un seul point commun : ils tournent tous autour du jazz.



Billie Holiday
José Muñoz & Carlos Sampayo

Le Billie Holiday de Muñoz et Sampayo se situe typiquement dans la mouvance des romans graphiques d’(A SUIVRE) : scénario soigné et graphisme esthète. Malheureusement disparue en 1997, cette revue culte des éditions Casterman a laissé des monuments de la bande dessinées à l’instar d’Adèle Blanc-Sec, Corto Maltese, Silence ou encore le Transperceneige.

Les auteurs, qu’on ne présente plus, ont confié l’introduction à Francis Marmande. Cet amoureux du jazz retrace le parcours de Lady Day avec de fort belles photos. Après ces préliminaires, les premières pages de Muñoz et Sampayo restent dans un style onirique bien en phase avec l’enthousiasme lyrique de Marmande.

Le scénario se déroule autour de deux fils conducteurs. Pour commémorer les trente ans de la mort de Billie Holiday, un journaliste doit écrire un article sur sa vie. Il n’a jamais entendu parler d’elle, il n’a qu’une nuit pour écrire son papier et une dame l’attend à l’autre bout de New York… Au même moment, quelque part dans la ville, un homme entend à la radio que la diva est morte il y a trente ans et se plonge dans son propre passé, où il a furtivement croisé Billie. Ces deux histoires encadrent des épisodes de la vie de la chanteuse. De son amitié pour Lester Young à l’émission « The Sound of Jazz », les auteurs décrivent les affres de son existence : sexe, violence, racisme, alcool, drogue… jusqu’à sa mort, survenue le 17 juillet 1959 à trois heures du matin.

L’album est en noir et blanc et Muñoz joue beaucoup sur les contrastes. La succession abrupte des scènes lui confère un rythme particulier, d’autant plus que le dessinateur a une approche très cinématographique : gros plans, plans larges, plongées, contre-plongées…

Les amoureux de Billie Holiday, les amateurs de bandes dessinées esthétisantes et les touche-à-tout du jazz devraient se régaler.

Casterman – Les romans (À suivre) – 1991 - 62 pages – Prix indicatif : 11 €.



Hate Jazz
Jorge Gonzalez & Horacio Altuna

Si ce n’était Loustal, Paringaux, Clérisse, Dillies et quelques autres, on pourrait croire que les hispanophones ont le monopole de la « bande dessinée jazz » ! Jorge Gonzalez et Horacio Altuna sont tous deux argentins, installés en Europe depuis belle lurette. Les deux dessinent, mais pour Hate Jazz Gonzalez tient la plume et Altuna le crayon.

L’intrigue est simple : musique, fric, drogue, amour et mort. Clarence, jazzman et drogué en manque, perd les pédales. Chester, saxophoniste ténor, chauffeur de taxi et toxicomane, implose. Quant aux frères Gayle — Nat et Emmet —, ils forment un duo rythmique inséparable, mais aiment tous les deux Velma… Le scénario met en scène trois destins qui partent du club de jazz d’Adam et Bob (deux frères rapaces et racistes) et se rejoignent en un même point : la mort.

Les traits et la colorisation évoquent les crayons de couleurs. Pour les décors, Altuna insiste davantage sur les jeux de nuances que sur la précision des détails. À la plupart des épisodes correspondent des planches à un ton : rouge, orange, bleu, gris… L’effet est très réussi. Les personnages ont des visages- masques qui rappellent l’expressionnisme.

Comme le titre le sous-entend, Hate Jazz n’est pas une promenade de tout repos, mais bien une histoire noire et désespérée qui exploite les aspects sombres du milieu. Servie par un scénario tendu et un graphisme expressif, cette bande dessinée ravira les fanas de la note bleue…

Glénat Caravelle – Collection Caravalle Urbaine – Janvier 2007 - 56 pages – Prix indicatif : 12 €.



Fats Waller
Tome 1 : La Voix de son Maître
Tome 2 : Chocolat amer
Igort & Carlos Sampayo

Le désormais célèbre scénariste argentin Carlos Sampayo s’associe à l’illustrateur italien Igort pour retracer la vie de l’un des pianistes clé de l’histoire du jazz : Thomas « Fats » Waller.

Adepte des scénarios croisés, Sampayo mène de front des épisodes de la vie de Fats Waller, des bribes de la vie d’un lord anglais fasciste qui s’est fait construire un labyrinthe mystérieux, d’un tailleur qui reçoit un tableau en règlement d’un costume, et, à Vienne, de deux jumeaux justiciers qui se font résistants par amour… Le tout sur fond de guerre d’Espagne, de nazisme et de communisme. Le premier tome, La Voix de son Maître, pose le décor. Dans Chocolat amer, le deuxième tome, l’intrigue se précise : les nazis dépêchent un tueur aux États-Unis pour assassiner Fats Waller, accusé de jouer une musique dangereuse pour le régime. Mais ce n’est pas celui que l’on croit qui mourra le premier…

Fats Waller est présenté comme un musicien qui survole son art, mais redevient un gamin naïf quand il se retrouve parmi ses contemporains : le pianiste au chapeau, seul à son piano, pleure sur « I Ain’t Got Nobody… » mais se fait rouler par son amie ; « Le gros lard de génie » bouleverse les plus racistes avec « The Joint Is Jumpin » ; à Manhattan, un curé abject chasse Fats Waller qui vient de jouer « Keepin’out of Mishief Now » sur les orgues de la cathédrale Saint-Patrick avec une foi confondante… en la musique ! Côté jazz, Fats Waller croise Louis Armstrong, Art Tatum, Earl Hines… joue à Carnegie Hall, se produit dans la comédie « Hot Chocolate », interprète son fameux « Honeysuckle Rose »… Dans tous les cas, sa joie de vivre enfantine contraste avec les turpitudes de l’existence. De ce contraste se dégage une irrésistible tristesse que le pianiste ressentait peut-être au fond de lui-même et qu’il noyait dans l’alcool. Alcool qui aura raison de lui le 15 décembre 1943.

Le dessin d’Igort est fait d’à-plats, plutôt statiques et réalistes, avec un accent particulier sur les gros plans. Le dessinateur privilégie les tons ocre, marron et gris qui renforcent le caractère nostalgique des albums. Sampayo choisit ses mots avec parcimonie et, parfois, une tendance à la préciosité.

Voilà encore deux albums qui feront passer du bon temps aux estivants qui veulent reposer leurs oreilles et s’en mettre plein les yeux…

Casterman – Un monde – Novembre 2004 – 112 pages – Prix indicative : 30 €.



Sumato
Renaud Dillies

Comment oublier Little Rice Duck, le héros trompettiste de Betty Blues, bande dessinée qui fit l’effet d’une petite bombe à sa sortie, en 2003 ? L’auteur, Renaud Dillies est à la fois scénariste et dessinateur. Il met souvent la musique au centre de ses œuvres : le jazz dans Betty Blues, la guitare manouche dans Mélodie au crépuscule et le blues dans Sumato. Les trois albums sont hautement recommandables, mais c’est du troisième qu’il est question ici.

Sumato est un chat de gouttière qui joue du banjo avec son grand ami Herbie, lapin harmoniciste. Les deux compagnons (l’un est serveur, l’autre manutentionnaire) égrènent leur blues dans les bars : « Une poignée de notes pour une pincée de bonheur ». Tout va bien jusqu’au jour où Sally entre dans la vie de Sumato. Sally est chanteuse, mais vit avec Sonny, son pianiste… Obsédé par la belle chanteuse inaccessible, Sumato se laisse tenter par Herbie, qui a dégoté un engagement dans un festival. Les deux amis partent à l’aventure dans la vieille voiture du lapin. Mais Sally est toujours là et la « road story » ne tourne pas rond…

Le scénario est simple et prend une parfois une tournure poétique. Les personnages de Dillies sont particulièrement attachants. Le ton des textes se situe dans un registre familier et contemporain. Avec sa mise en page joliment rythmée, Sumato a des côtés dessin animé. D’autant plus que le dessin de Dillies, légèrement caricatural et sobre, rappelle parfois celui de Tex Avery. Les couleurs éteintes de Félix Ruiz jouent avec les nuances de pourpre, de gris, d’ocre etc, qui conviennent bien à l’ambiance pierrot de Sumato.

Sumato est un conte dramatique et touchant, un blues sur l’amitié, l’amour et la mort qui marquera les grands qui sont restés petits…

Paquet – Collection Blandice – Novembre 2004 – 78 pages – Prix indicatif : 14 €.


Vous pouvez également vous laisser guider par vos goûts picturaux et musicaux et piocher dans les excellentes collections BD Jazz et BD Voices de Nocturne : un Django Reinhardt aussi intéressant pour le graphisme que pour les disques, des Best of pour les éclectiques, Eroll Garner à l’intention des esthètes swingueurs, Christmas Voices pour les nostalgiques des crooners, Ladies In Love pour les canaillous… Le choix ne manque pas ! Mais voici deux autres titres qui méritent qu’on s’y arrête.


Thelonious Monk
Aurel

Cet album commence par une préface savoureuse de Siné, illustrée par les pochettes inoubliables de Monk’s Music, Underground et Solo Monk. Cet opuscule de trente-deux pages est signé Aurel, grand amateur de musique et dessinateur de talent.

Comme le veut la charte de la collection BD Jazz, Thelonious Monk comprend une biographie complète et soignée écrite par Christian Bonnet et Claude Carrière, accompagnée de deux disques. Et quels disques ! Une compilation de quarante titres qui s’échelonnent de 1944 à 1953. Du trio au sextet, c’est du Monk à 100% et c’est indispensable !

Côté bande dessinée, Aurel raconte en parallèle la mort de Monk et le célèbre concert au Golden Gate en 1947, pendant lequel le pianiste arracha le pédalier du piano. Bonne idée de scénario pour un album aussi court.

La mise en image élégante, les silhouettes, l’aquarelle, le rouge pour la mort et le gris bleu pour le concert, les phylactères blancs… Tout traduit à merveille l’atmosphère monkienne.

L’enthousiasme de Siné est partagé : Aurel a réussi une très belle bande dessinée au service d’une musique splendide…

Nocturne – Collection BD Jazz – Juin 2004 – 32 pages – Prix indicatif : 20 €.


Film Noir
Loustal

Le deuxième livre-disque de Nocturne fait partie de la collection Bande Originale, sœur jumelle de BD Jazz.

Film Noir propose une bande dessinée, une réflexion instructive sur le film noir signée Bruno Théol, une filmographie et une biographie succinctes, et le tout est accompagné de deux disques. A noter que les textes sont bilingues français–anglais.

Côté musique, le premier CD reprend des « tubes » accompagnant quelques films cultes des années 50 : Le faucon maltais, Casablanca, Laura, Le grand sommeil, La femme au gardénia, mais aussi Touchez pas au grisbi, Du rififi chez les hommes, et beaucoup d’autres puisque l’album comprend vingt-cinq plages. Le deuxième disque, intitulé « Bande originale de la BD », est davantage centré sur le jazz avec une compilation qui va de Benny Carter dans « Angel Eyes » à Stan Getz et sa « Serenade In Blue » en faisant un crochet par Duke Ellington (« Laura »), Chet Baker (« The Thrill Is Gone »), Miles Davis (« Moon Dreams ») et seize autres.

Côté graphique, les planches ont été confiées à Loustal. Les amateurs de son style seront servis : personnages figés presque comme des statues, couleurs vives et contrastées, sens impressionnant de la mise en scène avec des jeux sur les plans, les miroirs, la lumière, la mise en place des acteurs…
Les douze illustrations reflètent à la perfection l’ambiance des films noirs, et les légendes - en anglais – sont des citations typiques et succulentes tirées de films : « Un aveugle sans canne verrait que vous êtes dans la merde ».
« Tu bois cette saloperie à cette heure ?
Ecoute chérie, quand on boit autant que je bois, il faut commencer tôt » .
« Peut-être que je vais crever, mais toi tu vas être encore plus dans la merde : tu vas vivre ».
Le jeu est évident : retrouver les films dont sont extraits ses citations.

Rien à dire : Loustal sert aussi bien le jazz que le film noir ! La musique, il est vrai, frise souvent le sirupeux, mais c’est le genre qui veut ça. Et il est toujours amusant de ré-entendre ces rengaines archi-connues en essayant de se repasser les scènes « sur l’écran noir de nos nuits blanches »…

Nocturne – Collection Bande Originale – Janvier 2007 – 36 pages – Prix indicatif : 20 €.



La clé bleue
Yvon & Nevil

Le jazz est au centre de l’intrigue de La clé bleue : un altiste génial cherche la note bleue. Quête qui passe par une fresque mystérieuse, une émeraude magique et un quartet fantastique. Mais l’absolu attise les convoitises et Jimmy, le photographe, va en faire les frais…

Une histoire noire et tendue, menée tambour battant par Yvon, grand amateur de jazz, et Nevil, spécialiste du storyboard. Le texte est simple et efficace. Le dessin, vif et anguleux, alterne couleur et noir et blanc. La mise en page est dynamique avec de nombreuses ruptures dans l’alignement des vignettes. L’ensemble rappelle les comics américains et certains fanzines.

La clé bleue est publiée chez Kstr, une collection de Casterman dont la ligne éditoriale et le site valent le détour : une édition vivante et ouverte à tous servie par un site amusant, dans le plus pur esprit BD.

Yvon et Nevil s’associent pour une première aventure dessinée et musicale réussie… Espérons que Jimmy ne s’arrêtera pas là !


Cette sélection serait incomplète sans le superbe mais déjà ancien Barney et la note bleue de Loustal et Paringaux ou l’amusant Jazz Club de Clérisse.

Deux ouvrages ont un lien plus ou moins lointain avec le jazz mais méritent un coup d’œil : le haletant Jazz Maynard de Roger Ibañez & Raule [1] qui met en scène un trompettiste de jazz plus porté sur le sang que la mesure… Et Le long voyage de Léna de Pierre Christin & André Juillard [2], élégant récit d’espionnage en Europe de l’est qui a fait l’objet d’un spectacle-jazz monté par Alain Rellay avec notamment Jean-Charles Richard.

Pour terminer, mais davantage dans le domaine de l’illustration que de la bande dessinée, l’amateur du neuvième Art peut aussi se plonger dans le délectable Cabu in Jazz, l’élégant Visions of Miles de Budin, l’intéressant Alphabet du jazz d’Amar ou encore Total Jazz, le recueil des planches que Blutch a fait paraître dans Jazzman.

Cet été, bullez avec ces quelques bandes dessinées qui vous plongeront dans des abîmes de traits et de couleurs, loin des croches et des quintes…

par Bob Hatteau // Publié le 16 juin 2008

[1Tome 1 : Home Sweet Home et Tome 2 : Mélodie d’El Raval - Dargaud - 2007 et 2008 - 48 pages par album - Prix indicatif : 13 € par album.

[2Dargaud - Collection Long Courrier - 58 pages - Prix indicatif : 14 €.