Portrait

Godwin Louis : global sax

Godwin Louis s’affirme comme l’un des plus authentiques instrumentistes.


Godwin Louis © Philippe Bertrand

Né à Harlem de parents originaires d’Haïti, le sax alto Godwin Louis s’affirme comme l’un des plus authentiques instrumentistes de la planète jazz. Sideman recherché (de Ron Carter à Mulatu Astakte, entre autres), il n’a pour l’instant sorti qu’un seul album sous son nom (« Global », 2019). Sa générosité n’a d’égale que sa virtuosité.

Une sorte de bleu
Voir et entendre Godwin Louis sur scène a quelque chose de sidérant. La profondeur de son timbre donne à son jeu un côté hypnotique. Sa conviction dans l’interprétation des thèmes et sa volubilité improvisatrice emportent l’adhésion. Sa capacité à s’insérer dans le répertoire du contrebassiste Or Bareket, un soir, à Marseille, est bluffante. Le programme très « spirituel » du leader se voit apporter un supplément d’âme par les mille et une nuances d’intensité, de volume et de rythme dont le saxophoniste est prodigue. Son sens de la mélodie est acrobatique, sans filet. Storyteller sans pareil, il conclut ses solos par des phrases qui, non seulement passent le relais à ses partenaires de tournée (outre le leader, Jeremy Corren au piano et Savannah Harris à la batterie) avec un naturel confondant, mais aussi démultiplient les horizons oniriques. « La musique que je joue doit se conjuguer au présent, comme le dit souvent un de mes mentors, Terence Blanchard  ».

Godwin Louis © Rémi Denis

Il grandit entre Bridgeport, Connecticut et Port-au-Prince, Haïti ; commence à apprendre l’instrument à l’âge de neuf ans, étudie au Berklee College of Music de Boston ainsi qu’à l’institut Thelonious Monk. Tournant dans le monde entier, de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie, de l’Amérique du Sud à l’Australie, sans oublier l’Europe, il prête une grande attention aux cultures des pays qui l’accueillent. Il réfute cependant l’existence d’une universalité du blues : «  L’expérience sensible de la douleur et du plaisir, des joies et des peines, peut avoir quelque chose d’universel, mais le son du blues a bien quelque chose d’unique, de spécifiquement américain. C’est certainement le plus beau cadeau que ce continent a offert au monde, à partir de l’histoire de déracinement terrifiante qu’a été le commerce des esclaves. Il y a cette sensation du « bleu » qui est vraiment unique. J’ai cru la percevoir jusque dans la musique classique indienne mais j’en suis revenu. L’héritage que nous, musiciens noirs américains, portons à travers le blues, a quelque chose d’unique, qui relève aussi peut-être des paysages spécifiques dont il est issu. J’essaye souvent d’intégrer des perspectives musicales qui relèvent d’autres traditions mais j’en reviens toujours à cette « sorte de bleu » (« kind of blue ») ! ».

Son jeu se nourrit d’une quête sensible, à l’œuvre sur son unique album en tant que leader, Global. « J’explore les origines de la musique que je joue en tant que noir américain, depuis ses racines africaines jusqu’à son développement dans le Nouveau Monde. J’essaye d’y dévoiler quelques recoins secrets de cette musique, jusque dans ses dimensions amérindiennes, sur le mode d’allusions plus ou moins évidentes, de pistes conceptuelles et spirituelles que j’ai essayées d’explorer dans mon écriture. » En Afrique de l’Ouest, notamment au Mali et au Bénin, il ira jusqu’à relever des métriques locales pour les intégrer dans ses propres compositions, et prêtera une attention particulière aux infinies variations du langage oral ainsi qu’au fait que « lorsqu’une idée est exposée, on passe à une autre ». Sans jamais oublier les Maîtres : Charlie Parker, Jackie McLean, Sonny Rollins (« lui, il avait vraiment des racines caribéennes »), ou encore Danilo Pérez et Herbie Hancock avec qui il joue parfois en concert.

Demander justice
Il cultive ses racines haïtiennes sur le dernier disque de Cécile McLorin, Mélusine. La chanteuse a fait appel à lui pour arranger et produire trois titres de l’album : « Doudou », « Fenestro » et « Il m’a vue nue ». « Il a fallu que je discute vraiment avec elle pour m’imprégner des histoires qu’elle voulait raconter  ». Quid des sources haïtiennes du jazz ? « Elles sont méprisées du fait de la pauvreté et de la violence en Haïti. Surtout, c’est le premier endroit de ce côté de la planète où les Noirs ont expérimenté la liberté. Quelque part, c’est mal vu. Pourtant, on sait que les affranchis qui en étaient originaires ont contribué au développement d’une musique originale à La Nouvelle-Orléans. Ces « gens de couleur libres », comme on disait alors, étaient présents à Congo Square. Intégrer cette culture dans mes créations, pour moi, c’est comme une histoire naturelle, pour être certain que l’on soit vraiment conscient de ces connexions. On ne peut pas comprendre musicalement notre continent sans en être conscient. »
Et de préciser : « Le « Big Four » de la musique néo-orléanaise, que j’essaye d’intégrer dans certaines de mes compositions, est directement inspiré de rythmes issus des tambours rada et petro. Après tout, le delta du Mississippi c’est le nord des Caraïbes.  » Il a fondé une ONG artistique et humanitaire, Experience Ayiti, qui dispense des ateliers dans son île d’origine et tente de pourvoir au manque désespérant d’équipement musical dans les écoles sans ignorer la distribution de produits de première nécessité (nourriture, médicaments…). [1]

Godwin Louis (d.r.)

Le saxophoniste n’ignore pas pour autant la part tragique de l’histoire des Noirs aux Etats-Unis. Son titre « I Can’t Breathe », composé à la suite de l’assassinat d’Eric Garner par un policier new-yorkais, avant la mort de George Floyd, avait de quoi devenir viral, s’il n’avait été dépassé par le « meme » qu’est devenue cette expression, devenue également slogan du mouvement Black Lives Matter. «  Je connaissais personnellement Eric Garner : souvent, je le croisais lorsque j’allais à Staten Island, et je lui achetais même des cigarettes ou deux trois trucs. Ce titre est plus qu’une dénonciation politique. Tout le monde était sidéré. Il me semblait cependant qu’il y avait beaucoup d’hypocrisie dans la dénonciation et même la récupération de cet assassinat. C’était comme si tout le monde continuait à vivre dans sa bulle, comme si les choses ne pouvaient que se répéter. Écrire une chanson était une bonne manière de dénoncer cet état de fait, pour sortir de cet état de sidération. Musicalement, j’ai essayé de faire en sorte que cela sonne comme le prêche d’un pasteur : j’ai conçu ce morceau comme un gospel. »

La spiritualité à l’œuvre dans la geste de Godwin Louis ne va pas sans considérer les situations concrètes dont elle est issue. « Les chants du travail de la terre, les airs à danser étaient emplis de spiritualité. Lorsque l’on chante le blues et qu’on parle par exemple de sa fatigue, il y a une sorte de paix qui peut vous envahir, que l’on peut chercher à partager. Tout est lié depuis le début. Mon mentor Wayne Shorter, qui était avec moi plus un philosophe qui essayait de me faire entrevoir la vie à travers mon saxophone qu’un professeur d’instrument, disait « L’humanité d’abord, la musique ensuite ». »

Non, décidément, on ne pourra jamais l’affubler d’un point, ce Godwin-là.