Portrait

Gianluigi Trovesi entre tradition et invention

L’inspiration séculaire de sa Lombardie natale et des expériences sans cesse renouvelées procurent une éternelle jeunesse à Gianluigi Trovesi.


Gianluigi Trovesi © Luciano Rossetti-Phocus Agency

Gianluigi Trovesi est intarissable lorsque l’on évoque avec lui les grandes heures des musiques de la période de la Renaissance. Son dernier disque paru chez ECM Stravaganze consonanti, réalisé en collaboration avec le violoniste baroque Stefano Montanari, est le fruit d’un immense labeur dont la genèse remonte à plusieurs années.

Gianluigi Trovesi © Gérard Boisnel

« Avant tout, ce résultat discographique est lié historiquement à mon Nonet, avec lequel nous avions enregistré en live Round About A Midsummer’s Dream en 1999. J’avais procédé à l’époque à un découpage qui comprenait trois typologies sociales unies à la musique, l’association à la noblesse avec les violons et le violoncelle de Stefania Trovesi, Paolo Ballanti et Stefano Montanari qui est aujourd’hui à mes côtés sur Stravaganze consonanti. Le peuple était associé au tambourin de Carlo Rizzo, à la voix, à l’accordéon et à la contrebasse des Français Jean-Louis Matinier et Renaud García-Fons. Quant au jazz, il s’exposait avec Paolo Manzolini, Fulvio Maras et moi-même avec la batterie, la guitare électrique, et les clarinettes et saxophones. L’album Stravaganze consonanti est né à partir de ce concept historique.
Ce cheminement se retrouve au début de ma carrière avec un
saltarello, une danse typique de l’Italie centrale, qui figure dans Baguet, mon premier disque en trio avec le contrebassiste Paolo Damiani et le batteur Gianni Cazzola.
Vous comprenez mieux pourquoi le processus intérieur qui a présidé à la réalisation de Stravaganze consonanti fut très long. J’avais laissé en cours de route les bandes originales à Manfred Eicher afin qu’il les écoute, il a aimé et c’est après cinq années que le disque a été enregistré, en 2023. Au tout début de cette belle aventure, j’avais décidé de léguer ces enregistrements à mes neveux comme un testament spirituel. N’oubliez pas que j’ai presque 80 ans !
 ».

Trois clarinettes différentes, trois pays distincts et trois générations de musiciens, nos manières de jouer ont été complémentaires et contrastées dans cette belle expérience.

Gianluigi Trovesi ne s’enferme pas dans des différences stylistiques : l’aisance qui lui permet de passer des clarinettes alto, piccolo ou basse au saxophone alto est l’un des traits de caractère intrinsèques de ce musicien. Il refuse tout cloisonnement et laisse libre cours à sa polyvalence. Cela se ressent particulièrement dans Stravaganze consonanti, habité par l’esprit de Henry Purcell principalement, mais aussi de Josquin des Prez et de Guillaume Dufay.

« Ma relation avec la France est forte ; je me souviens d’André Francis la première fois que j’ai enregistré à Radio France : ce fut un moment important, de même que lorsque je me suis produit au festival du Mans. Lorsque je dis à mes amis en Italie que j’ai reçu le titre de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en France, ils me regardent avec stupéfaction. Le second disque de mon Octet, Les Hommes armés, était influencé par l’Ars Nova, ce courant de la musique médiévale né vers 1300 et où la France a une place centrale.
Cet Art Nouveau a apporté un changement conséquent dans l’histoire de la musique, les rythmes et les polyphonies en particulier.
Vous noterez que dans mon dernier disque il y a des compositions de Des Prez et de Dufay. J’ai également collaboré durant une quinzaine d’années avec l’ensemble l’Arpeggiata dirigé par Christina Pluhar ; j’y ai approfondi l’univers des compositeurs médiévaux, Haendel en particulier, ce fut une expérience importante
 ».

Le dialecte bergamasque parlé en Lombardie, l’aspect montagneux de cette région typique où les déplacements se faisaient par des sentiers muletiers, font partie des racines de Gianluigi Trovesi, né en 1944 à Nembro, dans la province de Bergame. « J’apparais sur ce disque baroque, All’ Improvviso, enregistré il y a vingt ans à Paris avec l’ensemble L’Arpeggiata et, parmi les chants, on trouve une bergamasca, « Turlurù ».
Dans notre dialecte local,
Bèrghem est l’appellation de la cité de Bergame ; en Allemagne, nous retrouvons des lieux qui ont la même consonance - Berg signifie montagne et Heim maison. Vous remarquerez que ma composition dénommée « Bergheim » clôt le disque Consonanze stravaganti.
J’ai de l’attachement pour le Pierrot Lunaire de Schoenberg, ce Pierrot qui à la fin rentre à la maison, chez lui à Bergame ! Les bergamasques sont des chansons à danser dont l’influence fut importante chez de nombreux compositeurs ; Debussy avait une idée très personnelle de la bergamasque.
J’avais également rendu un hommage à Thomas Mann et son œuvre
La Montagne magique avec l’Orchestre de la Suisse italienne en 2011 ».

Gianluigi Trovesi © Luciano Rossetti-Phocus Agency

Pour Gianluigi Trovesi, le jazz est indissociable de tout le processus alchimique des musiques qui traversent les siècles. Peu lui importent les frontières que certains ne cessent de dresser entre les genres musicaux. Ses performances scéniques vont de pair avec sa vitalité et la liste des musicien·ne·s avec qui il s’est produit a des airs d’encyclopédie. Il a dernièrement partagé la scène avec un musicien qu’il considère comme un proche ami. « En septembre dernier, j’étais invité à Dresde en Allemagne pour célébrer les 80 ans de mon ami batteur Günter « Baby » Sommer, je ne voulais absolument pas louper cela.
Vous savez, la première fois que j’ai joué avec lui, cela remonte à 1979 ; depuis, nous avons toujours collaboré. Je veux souligner qu’il a une constance, il joue avec foi et lorsqu’on se produit tous les deux, c’est toujours éclatant : non content d’être inventif, il a un son énorme.
L’image qui me vient lorsque j’évoque Günter « Baby » Sommer est celle d’un immense acteur. J’ai toujours considéré qu’il aurait pu être un acteur de premier rang au Moyen-Âge. J’aime particulièrement sa façon de démarrer la musique sur scène avec le jazz pour progressivement remonter loin dans le temps : il joue une musique libre tout en étant très ethnique
 ».

Au tout début de cette belle aventure, j’avais décidé de léguer ces enregistrements à mes neveux comme un testament spirituel.

Se projeter dans l’inconnu est une source de motivation pour Gianluigi Trovesi ; ses nouvelles rencontres avec des musicien·ne·s le comblent de bonheur, surtout lorsque le fil conducteur est l’improvisation collective. « Dans ce même festival de Dresde, j’ai vécu une rencontre merveilleuse avec deux clarinettistes avec lesquels je n’avais jamais joué, le clarinettiste basse franco-néerlandais Joris Roelofs, 39 ans, et le clarinettiste allemand Julius Gawlik qui a tout juste 26 ans. Personnellement, j’étais à la clarinette alto. Nos sonorités se sont mariées instantanément, cette musique que nous avons interprétée de manière totalement improvisée est l’une des choses les plus poétiques que j’aie réalisées.
Trois clarinettes différentes, trois pays distincts et trois générations de musiciens, nos manières de jouer ont été complémentaires et contrastées dans cette belle expérience.
Je me produis également dans un tout autre registre avec deux frères clarinettistes, Adalberto et Andrea Ferrari. Nous avons enregistré sous le nom de NRG Bridges l’album
Intertwined Roots. Les choses évoluent : dans cette formation, le morceau « Campanello cammellato » est issu d’une de mes anciennes compositions, « Herbalk », ici complètement transformée.
J’apprécie la manière dont les concerts sont perçus en Allemagne, on nous dit : merci pour la musique, c’était la joie
 ».