Scènes

« Jazzlab 1 » à Aix : Archie Shepp en Maradona du jazz

C’est une belle aventure débutée à l’automne. Son point d’orgue, si on ose dire : cette printanière soirée du 6 mai 2011, un samedi, dans un quartier d’Aix-en-Provence.


C’est une belle aventure débutée à l’automne. Son point d’orgue, si on ose dire : cette printanière soirée du 6 mai 2011, un samedi, dans un quartier d’Aix-en-Provence. Et quand on dit « quartier » on croit avoir assez sous-entendu, ce qui est pire que tout.

Donc ce soir-là, au Jas de Bouffan, nom du quartier péri-urbain, Archie Shepp avait rendez-vous avec une bande de jeunes – à moins que ce ne soit l’inverse -, mais aussi un public, rassemblé dans la salle bondée du Bois de l’Aune : un tiers de spectateurs venus en voisins, supporters des leurs, le reste de plus loin, connaisseurs, curieux et bourgeois ordinaires. Tel était l’aboutissement de ce « Jazz-lab 1 », commencé à l’automne avec l’intention de mêler, mixer, mélanger, métisser quelques ingrédients de la culture d’aujourd’hui. Culture « jeune » comme on dit, rap, slam, hip-hop que l’on frotterait au son profond, âpre, connu et reconnu d’une figure emblématique du jazz. Ainsi vint Archie Shepp, meilleur choix pour un tel défi, lui l’enfant des quartiers « difficiles » de Philadelphie ; lui le militant des droits civiques et de la cause noire, le rebelle du jazz dont il va jusqu’à rejeter le nom, préférant l’expression de « black art music » pour cause de pureté historique, sinon ethnique. Un débat sans fin… court-circuité par cette soirée qui convoquait le grand brassage des temps présents : culture des quartiers, donc, et générations post-immigrées, mais aussi le jazz qu’aujourd’hui on enseigne ; en l’espèce, la classe du conservatoire d’Aix. Gare à l’insipide bouillabaisse ! Pourtant, ce fut de la musique.

Photo G. Tissier

De profil, immuable, un sphinx au chapeau noir, costume et chemise anthracite, cravate rouge. Altier comme un pharaon de 73 ans, Archie Shepp était là qui, de sa présence rassembleuse, agençait les atomes, crochetés en partitions comme en vie, soudait des parcours différents, sinon étrangers, peu faits pour se croiser, entre quartiers et classe de jazz - deux mondes. Rap et slam ont agi en points de passage. Les paroles révoltées, scandées, tonitruées, prêchées, exultées, poétisées… se sont emboîtées dans un tout nommé musique et appelant au miracle de la réunion. Le miracle, on n’y croit qu’après l’avoir réalisé par soi-même. Ce que les uns et les autres ont réussi par la volonté et le travail, des semaines durant, soutenus par des pèlerins du projet, responsables du lieu, animateurs et techniciens.

« Ça a été important pour moi et, je crois, aussi pour les jeunes participants », raconte Archie Shepp à l’issue du concert. « J’ai été enseignant pendant trente-deux ans aux Etats-Unis, d’abord instituteur, puis professeur de musique et d’ethno-musicologie au département « Études noires », ces « Black Studies » où il était beaucoup question de la culture, de l’origine de la musique, de l’Afrique, des « voies de passage »…

• Les rappeurs du quartier avec qui j’ai parlé ne connaissaient pas du tout le jazz avant de vous rencontrer – ils ne vous connaissaient d’ailleurs pas non plus, pas même de nom…

– Je sais bien… Mais je n’utilise pas le mot jazz, vous savez… Je parle de la musique d’aujourd’hui qui, venue des sources profondes d’Afrique dont elle garde les éléments d’origine, a évolué. Par exemple les répons, les claquements des mains, les battements des pieds - pas seulement la rythmique mais aussi la manière même de produire cette musique, ce parler-répons, puis ces répétitions incrémentielles qui, en fait, viennent de la musique africaine mélangée par la suite à la musique d’Europe. C’est un syncrétisme. Comme le rap et son emphase, syncrétique de la danse et de la voix. Tout comme ce qu’on appelle « jazz » correspond à l’emphase entre différents instruments. Par exemple, j’aime à imaginer la réunion musicale de James Brown et de John Coltrane… On retrouverait, comme avec ce qu’on vient de faire, les mêmes éléments, la même passion…

  • Ils auraient réellement pu se rencontrer !

– C’est vrai, mais ça ne s’est pas produit… Moi-même j’aurais pu croiser, non pas James vraiment, mais quelques musiciens chanteurs de ce côté-là…

  • Que pensez-vous avoir apporté à ces rappeurs d’Aix, ces jeunes « des quartiers » qui ont une vie pas facile, qui ne sont pas tout à fait intégrés dans la société française ? Avez-vous abordé ces questions ?

– Pas vraiment ; je crois plutôt qu’il y a un feeling, un certain rapport qui vient d’une expérience commune. Moi je viens aussi d’un « quartier ». Je suis né en Floride mais j’ai été élevé à Philadelphie, comme Coltrane. Et les habitants des quartiers sont souvent limités par le manque de d’occasions à saisir… Par exemple, après l’université, j’ai commencé comme écrivain alors que, jeune, je n’en avais jamais rêvé… J’ai donc écrit une pièce, qui a été jouée à Broadway en 1964 ! Ça s’appelait « The Communist », une allégorie sur la situation des Noirs américains. Ah oui, j’étais très engagé !

  • Vous avez été membre du Parti communiste ?

– Non. Le héros de ma pièce était un communiste plutôt idéologue…

  • Mais vous vous êtes engagé, dans la lutte pour les droits civiques notamment…

– Ah oui, vraiment ! Beaucoup, beaucoup…

  • Diriez-vous que vous avez poursuivi ce combat par la musique ?

– Oui, et par l’écriture. Tout était important pour moi dans cette lutte.

La veille du concert, moment tendu du filage. Cela fera-t-il un vrai spectacle ? Medi, Bilal, Mustapha et Marco redoutent un peu l’heure de vérité. Ils font partie des huit qui auront tenu jusqu’au bout, dont seulement deux filles, dans le chœur. Eux ne craignent pas le devant de la scène : ça va rapper, slamer, hip-hoper… sur fond de jazz, qu’ils ont découvert et apprécié. Pas forcément le cas de la trentaine d’autres qui ont renoncé à la vue de ses partitions. Car il faudra travailler un minimum, aller à l’école de la « master class », intégrer des règles, un groupe, un peu de discipline, l’écoute, l’attention à l’autre, aux autres.

On cause :

– On ne le connaissait pas, Archie Shepp. Quand il est venu on nous a dit que c’était une star du monde du jazz. Et il est venu dans notre quartier, c’est une chance. Il a été là, toujours disponible.

– Il est à quel niveau Archie Shepp dans le monde du jazz ?

– C’est un bon lui, il joue du saxo, du piano aussi, il chante…

– C’est un Maradona du jazz ?

– Il a lutté contre la ségrégation ! Avant, les Noirs n’étaient pas comptés comme des hommes.

– Il y a toujours des États où Blancs et Noirs s’opposent.

– On ne peut pas tricher en musique, c’est pas comme dans le sport…

Causerie aussi avec des « jazzeux » du conservatoire, pareillement emportés dans le tourbillon, la fusion des temps urbains - ou tentative de fusion, car le plus souvent chaque sous-ensemble s’en tenait à sa partie. Mais des ponts se créaient entre jazz, rock et rap – la musique peut tout se permettre tant qu’elle ne se renie pas. C’est là qu’elle se fait rassembleuse, et devient une force dont ce monde déboussolé a tant besoin.

Photo G. Tissier

Jazzlab 1 à Aix-en-Provence.

Avec Archie Shepp, direction artistique, saxophones ; Thierry Riboulet, direction musicale, trompette ; Rocé, rappeur, slameur, compositeur, écriture et voix + 20 musiciens (classes musiques actuelles et jazz) + 11 rappeurs slameurs amateurs. Avec la collaboration artistique de Napoleon Maddox - Human Beat Box, rap. Steve McCraven - Batterie, percussions et percussions corporelles. Jean-Claude André - Arrangements
Julien Baudry - Chant. Production Théâtre du Bois de l’Aune – Coproduction ACM Productions / En partenariat avec le Conservatoire d’Aix-en-Provence.