Entretien

Jeff Mills

Roulette parisienne pour le sorcier de l’électro méli-mélo

Photo : Christophe Charpenel

Jeff Mills a fait ses gammes en tant que DJ sous le nom de The Wizard. Il faisait alors sensation car il jouait de tout, très vite, avec une technique empruntée au hip hop. Au début des années 90 il cofonde « Underground Resistance » aux côtés de Mike « Mad » Banks et Robert Hood. « UR » est à la fois un groupe, un collectif en perpétuelle mutation et un label prônant une rupture totale avec les majors de l’industrie du disque. La philosophie radicale d’« Underground Resistance » marque alors définitivement l’histoire de la techno de Detroit. Ancien batteur et DJ toujours très prisé dans le monde entier, notamment pour sa technique si singulière, Jeff Mills sort aujourd’hui avec son groupe Spiral Deluxe un disque de jazz fusion, « Voodoo Magic », sur lequel on peut l’entendre jouer de la TR-909, une boîte à rythmes dont il est un rare virtuose.

- On a pu entendre de nombreux DJs — notamment Derrick May — passer du Jean-Luc Ponty dans leurs sets, et l’album « Mr. Gone » de Weather Report préfigure clairement le son du projet Model 500 de Juan Atkins. Ce sont des influences pour le moins inattendues de la techno de Detroit, non ?

Plus on fouille dans le passé, plus on se rend compte qu’en fait, le jazz et pas mal d’autres genres musicaux ont présidé à la création de la techno de Detroit. La plus grosse influence, c’était évidemment la house de Chicago, mais on avait tous grandi au son de Return to Forever, Jean-Luc Ponty, David Sanborn, Steely Dan, Funkadelic — un grand méli-mélo de tout ça.

- Il y a des artistes de jazz qui ont influencé vos productions, votre façon d’envisager votre musique ou même votre carrière ?

Oui, adolescent j’étais très branché jazz fusion et rock fusion.

Jeff Mills par Christophe Charpenel

- Ce qui nous conduit aujourd’hui à votre projet Spiral Deluxe

Exactement. Mais ces genres musicaux m’ont toujours accompagné — je continuais d’en écouter du temps où je me consacrais au hip hop ou à Underground Resistance, pour l’inspiration. Si on se penche sur le passé et que l’on tente d’établir les liens, on mesure mieux dans quel cadre musical s’inscrit Underground Resistance. « Mad » Mike était très influencé par ces musiques, lui aussi. On commence à voir se tisser les liens entre tous les genres musicaux et à comprendre comment un tel événement musical a pu se produire — pas simplement pour moi ; il y a plein de gens à Detroit qui auraient sûrement fait la même chose si seulement on leur en avait donné la chance ou suffisamment de moyens, parce qu’assurément ils avaient le background et l’expérience pour le faire.

- Vous faisiez donc de la musique bien avant d’inventer la techno ?

Oui, il y a un gros malentendu qui perdure depuis bien trop longtemps à mon goût : pour beaucoup de gens, notre carrière et notre histoire n’auraient vraiment commencé que lorsque l’on est venus se produire en Europe en tant que DJ. Mais on n’accorde pas assez d’importance à tout ce que l’on a pu faire avant, soit une quinzaine d’années dans le milieu de la musique en ce qui me concerne. On était nombreux à avoir déjà un bagage musical dans le jazz, la funk, le hip-hop, etc. quand on s’est lancés dans la techno. Et on l’oublie trop souvent.
Si on s’est bien entendus, « Mad » Mike et moi, au moment de lancer Underground Resistance, c’est avant tout parce qu’on parlait le même langage : celui de la musique. On avait tous les deux joué dans des groupes et enregistré pour divers labels avant de former le groupe.

Le jazz a toujours été ouvert aux expérimentations

- Vous êtes un ancien batteur, et ça se sent dans votre façon d’aborder la boîte à rythmes. Lors de votre carte blanche au Louvre, on vous a vu sur scène jouer de la TR-909 en même temps que Gerald Mitchell aux claviers (qui fait également partie de Spiral Deluxe), et Angie Taylor à la basse. La communication entre musiciens était remarquable par rapport à ce qui se fait en règle générale dans les musiques électroniques sur scène. Qu’est-ce qui distingue votre approche de la boîte à rythmes des autres musiciens électroniques ?

Ce que j’ai fait avec Spiral Deluxe, je n’aurais pas pu le faire il y a vingt ans – je n’avais pas encore la capacité d’interagir avec d’autres musiciens comme je le fais là. Je ne m’exerce pas à la TR-909 au sens où un musicien pratique son instrument, mais j’en joue si fréquemment et depuis si longtemps qu’elle m’offre la liberté dont j’ai besoin pour du live.
Je suis à la recherche d’instruments électroniques dont il est possible de jouer, pas seulement de programmer. En dehors des claviers, c’est rarement possible. La boîte à rythmes TR-909 de Roland n’a jamais été conçue pour cela, et son concepteur serait sûrement surpris de découvrir l’usage que j’en fais, mais elle a une interface et une réactivité suffisamment rapide pour que je puisse en jouer en direct.

- Ce serait amusant de brancher une clarinette basse sur une pédale wah-wah pour simuler les sons « acid » de la Roland TB-303…

Ah ah ah ! Sûrement, oui.

- Vous avez le sentiment de prendre plus de risques avec cette configuration live très éloignée de ce que vous faites en temps ordinaire avec les musiques électroniques ?

Oui, ce sont de nouvelles directions, de nouveaux horizons qui s’ouvrent à moi, parce que le jazz a toujours été ouvert aux expérimentations.

- Pourquoi vous contenter d’un simple EP pour ce nouveau projet musical ?

C’est effectivement un format relativement court, mais on souhaitait donner une vue d’ensemble de la journée d’enregistrement. On a enregistré bien plus longtemps que ce qui figure sur « Voodoo Magic ». Prenez le morceau « The Paris Roulette » : au départ, il faisait plus de vingt minutes ; il a fallu couper.

- Comment ont été composés les morceaux de Spiral Deluxe ?

Cela ne relevait pas de la composition au sens où on l’entend traditionnellement. On a surtout improvisé durant une première journée en studio, on a noté ce qui avait le mieux marché, et on est partis de cette base le lendemain pour l’enregistrement.
Les musiciens du groupe sont tous très occupés, mais l’avantage avec les musiciens de jazz, c’est qu’on avance vite, d’autant qu’on se connaît bien entre nous. Juno est un bassiste reconnu, et avant lui son père trompettiste était estimé. Gerald Mitchell vient du gospel, et même s’il joue des instruments électroniques, il ne veut pas plus que moi de la synchronisation MIDI qui fige un peu tout. On a envie de live, d’interaction, de liberté.

- Il y a des artistes de jazz qui vous ont fait une impression plus forte que d’autres, que ce soit sur scène ou sur disques ?

Je pense en premier lieu à des musiciens à très forte personnalité comme Miles Davis, mais aussi à Monk, qui avait du style et une certaine élégance en plus de savoir jouer incroyablement bien. Et puis Coltrane, évidemment, pour sa technique exceptionnelle. Dans son cas, j’aurais vraiment voulu le voir jouer, cela devait être incroyable. Mais j’aurais aussi bien aimé aller écouter Buddy Rich, Duke Ellington, Cab Calloway, Elvin Jones et enfin les Crusaders – ce n’était peut-être qu’un orchestre de soirée, mais d’un niveau exceptionnel.

Jeff Mills et Emile Parisien à Jazz à Vienne, 2017. Dessin Lydiane Ferrari

- Parlant de Coltrane, justement, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre collaboration avec Émile Parisien autour de John Coltrane ? Était-ce son idée à lui de vous réunir, ou bien la vôtre ?

En fait, c’est la production du concert qui a eu l’idée de nous réunir. On n’a pas vraiment répété pour laisser un maximum de place à la spontanéité, mais on s’est tout de même préparés. On s’est entendus sur une base de travail commune, avec des samples à partir desquels Émile allait pouvoir improviser, et par-dessus lesquels j’allais à mon tour ajouter d’autres éléments sonores avec mes platines. Il va de soi qu’il était hors de question que j’endosse le rôle d’Elvin Jones.

- Avez-vous déjà perçu des points communs entre le DJing et le jazz ? Vous faites la distinction entre interagir avec le public qui vient écouter vos sets de DJ et l’interaction entre musiciens sur scène ?

C’est surtout quand j’ai joué avec un orchestre symphonique que j’ai pris conscience qu’il n’y avait absolument aucune interaction entre les musiciens et le public, ni même avec les autres musiciens : tout le monde a les yeux rivés sur sa partition. Ça m’a beaucoup surpris.

- Vous alliez régulièrement à des concerts de jazz, quand vous étiez plus jeune ?

Bien sûr. Mon grand frère était musicien et DJ, et puis il s’est mis à sonoriser des concerts. Au début des années 1980, il est devenu ingé son, notamment pour des concerts de jazz d’une salle de Detroit très populaire à l’époque, le « Renaissance ». C’est grâce à lui que j’ai pu rencontrer des artistes comme Angela Bofill, Joe Sample, B. B. King ou Herbie Mann. À l’époque, j’étais encore collégien, et donc beaucoup trop jeune en théorie pour aller dans cette salle ; il fallait que je me tienne à côté de mon frère, ou carrément en-dessous de lui pour que l’on ne me voie pas durant les concerts. Mais avant ou après les balances, j’étais plus libre, j’en profitais donc pour faire connaissance et discuter avec les artistes.
J’ai suivi mon frère à des concerts dans d’autres salles, et j’ai commencé à m’occuper des éclairages, à mettre les gélatines dans les spots et à observer tout cet environnement. J’ai donc été impliqué très jeune.

- Par quel biais découvrez-vous de nouveaux disques ou artistes, désormais ? Vous continuez d’acheter des disques ou bien vous êtes passé au numérique ?

Pour moi et depuis toujours, le meilleur moyen de découvrir de nouvelles musiques consiste à se rendre dans un magasin de disques de quartier qui propose tous les styles de musiques, et d’embarquer des disques dont on ne sait absolument rien. Évidemment, les prix des disques ont une fâcheuse tendance à augmenter dans les boutiques qui tiennent encore le coup depuis quelque temps, mais rien ne supplantera jamais les disques à mes yeux.

J’attends encore l’avènement du Jimi Hendrix ou des Beatles des musiques électroniques.

- Il y a quelques années, François K déclarait que l’industrie du disque ne permettait plus à des artistes comme Ashford & Simpson de prendre le temps de s’épanouir. Et dans une interview récente, John McLaughlin déclarait quasiment la même chose en prenant Herbie Hancock et Wayne Shorter pour exemples ; il lui paraît impossible que d’aussi grands talents émergent aujourd’hui, à cause de l’économie de la musique.
Que vous inspirent ces réflexions, à vous qui prôniez jadis une « révolution en faveur du changement » ?

Je pense qu’il est toujours possible que des artistes de la trempe d’Ashford & Simpson ou bien Wayne Shorter et Herbie Hancock émergent et aient le temps de s’épanouir. Évidemment la situation est différente, mais précisément, il faut savoir en tirer parti.
Regardez : là, je peux rentrer chez moi, faire de la musique, et dans moins de 24 heures, elle sera accessible au monde entier. On n’a peut-être même jamais été aussi libres de faire la musique que l’on veut qu’actuellement. Lorsqu’on a fait l’album d’Underground Resistance Revolution for Change, c’était davantage une déclaration adressée aux majors du disque qu’un album véritablement destiné au grand public. On n’a plus besoin des majors, il faut s’affranchir d’elles pour pouvoir donner vie à une musique innovante.

- Je me souviens avoir lu une citation de vous dans un documentaire télévisé consacré à la techno à la fin des années 1990. Vous disiez que Stravinsky avait travaillé toute sa vie à révolutionner la musique, et que la techno y était parvenue en moins de dix ans. Vous êtes toujours d’accord avec déclaration ? Est-elle toujours d’actualité aujourd’hui ?

J’estime que cette révolution des musiques électroniques reste encore à faire. On n’a encore RIEN vu : comme tout le monde, j’attends encore l’avènement du Jimi Hendrix ou bien des Beatles des musiques électroniques.

- Gilles Peterson programme beaucoup d’artistes de la nouvelle scène jazz de Londres au Worldwide Festival à Sète, de jeunes artistes qui incorporent les instruments électroniques à leur lutherie traditionnelle. On l’imagine assez bien vous programmer là-bas… Vous pensez partir en tournée ?

Nous ne sommes pas opposés à l’idée de faire des concerts, mais on n’envisage pas pour autant de partir en tournée tous ensemble ; on a chacun nos carrières respectives à mener.

par Cyrille Rivallan // Publié le 21 octobre 2018
P.-S. :

Spiral Deluxe : Voodoo Magic (Axis Records)