Entretien

Karoline Leblanc, l’art de la transfuge

Karoline Leblanc est apparue dans le paysage européen il y a quelques années, accompagnée de musiciens portugais. Née au Québec, la pianiste à la grande culture classique et contemporaine a très vite marqué les esprits par un jeu très percussif, reconnaissable entre mille, et une approche extrêmement précise et réfléchie de l’improvisation qui ne dénature pas son goût pour les sons sensibles. Avec le batteur Paulo J Ferreira Lopes, dont sa carrière est indissociable, elle mène un travail au long cours, en duo comme dans des orchestres plus larges. Leur récent The Wind Wends Its Way Round est à l’image de leur musique, tempétueux et enivrant. Rencontre avec une musicienne entière et raffinée.

- Karoline, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis une transfuge ! Une claveciniste-interprète de musique baroque et contemporaine qui a dévié vers l’improvisation libre, au piano. À la fin de mes études au Conservatoire de Montréal en 1998, je commençais à me lasser de l’interprétation et à doucement m’immiscer au sein de projets orientés vers la création. C’est à cette époque que j’ai rencontré mon compagnon, le percussionniste Paulo J Ferreira Lopes, qui m’a introduite dans son univers musical : improvisation - free jazz - art sonore. J’ai alors commencé à improviser au clavecin en continuant à interpréter, parallèlement, de nouvelles pièces de compositeurs canadiens. Rapidement, j’ai eu besoin de faire un choix ; comme si les deux approches se portaient préjudice et que je ne pouvais étreindre pleinement, ni l’une ni l’autre.

Karoline Leblanc (DR)

Mon lien net avec l’improvisation et le free jazz a néanmoins émané de la musique contemporaine. Évidemment, j’ai aussi été captivée par le jazz et son histoire, mais à rebours ; j’ai découvert Irène Schweizer avant Art Tatum, Sun Ra avant Fletcher Henderson.

Après quelques années à improviser au clavecin, le son inflexible de l’instrument me semblait de plus en plus limité ; le piano s’imposait. J’utilise encore le clavecin, souvent en le dénaturant. J’aime son timbre et ses infinies possibilités d’accord en micro-intervalles ou dans différents tempéraments ; il se prête bien comme instrument d’accompagnement ou d’expérimentation, mais il manque de nuance quant à ses capacités d’expression. Or, c’est exactement l’expression et son expansion qui m’intéressent le plus aujourd’hui.

- Votre label Atrito-Afeito est composé de deux mots portugais, vous travaillez principalement avec des musiciens lusitaniens, qu’est-ce qui vous attire dans cette scène européenne ?

Je suis une lusophile chronique ! J’ai un amour vif pour le Portugal ― entrer à Lisbonne, pour moi, c’est prendre une pilule roborative ! Le dynamisme de la scène portugaise semble nourri par certains facteurs culturels, notamment beaucoup de musiciennes et musiciens aux sensibilités et esthétiques différentes, mais unis dans une relation authentique avec la musique. L’appui et l’enthousiasme d’un public de mélomanes passionnés et fidèles me semblent aussi particulièrement importants.
J’éprouve un peu de difficulté à parler de « scène » car je ne pense pas vraiment en ces termes ; ce sont uniquement les musiciennes et musiciens avec qui j’ai des affinités esthétiques et humaines qui me passionnent, peu importe où ils sont positionnés géographiquement, et il se trouve qu’au Portugal, un grand nombre d’entre eux embrassent, comme moi, des formes d’improvisation ayant l’« energy music » comme source de leur travail.

Je suis une lusophile chronique

- Pouvez-vous nous parler de votre label ?

Nous avons fondé le label Atrito-Afeito (qui pourrait se traduire par « friction-habitué ») en 2013, déjà dans l’idée que nous irions nous installer à Lisbonne. Le nom a un rapport direct à notre cheminement et notre positionnement. Avoir son propre label, c’est exercer une forme de résistance/résilience face à l’extérieur ; s’affirmer à l’intérieur d’un espace personnel souple et dans un esprit intra/extra créateur. C’est une façon de s’aventurer, d’explorer et de partager plusieurs formes d’identités et d’approches, sans compromis.

- On vous a entendue il y a quelques années avec Luís Vicente et Miguel Mira en quintet avec votre compagnon Paulo J Ferreira Lopes. Comment s’est monté cet orchestre ?

Cet ensemble s’est formé très simplement, dans l’ordre naturel des choses. Ces trois musiciens sont de très bons camarades, sans filtre, et avec qui c’est un bonheur de jouer.

Pour la petite histoire… J’ai fait la connaissance de Yedo Gibson à Montréal en 2017, au festival Suoni per il Popolo où il jouait avec Naked Wolf. J’y participais aussi, en trio avec Luís et Paulo ; nous avons donc eu l’occasion de nous apprécier réciproquement, en concert. Je connais Luís Vicente depuis 2016, nous avions enregistré A Square Meal, paru sur Atrito-Afeito ; la fusion de nos langages et l’amitié qui se révélait laissaient présager des collaborations futures. J’ai rencontré Miguel en 2015, nous avons joué ensemble à de multiples occasions, notamment lors de l’enregistrement « live » du Lisbon String Trio intitulé Liames, sorti en 2017 sur le label Creative Sources. Miguel a une élasticité et une sensibilité de jeu qui m’impressionnent ― un parfait syncrétisme entre la musique de chambre européenne et le free jazz américain.

Karoline Leblanc © Pierre Langlois

- Quelles sont les différences de la scène lusitanienne avec la scène québécoise et canadienne ? Quel est votre regard sur ces dernières ?

La scène canadienne (au sens large, d’un océan à l’autre), c’est une notion qui n’existe pas. La dialectique des distances ! Il y a plutôt plusieurs petites communautés d’improvisation et de free jazz, de Vancouver à Halifax en passant par Montréal, formées autour de centres gravitationnels, eux-mêmes gravitant autour de projets subventionnés par l’État.

Pointer les différences entre les « scènes » amène certaines réflexions et généralisations sur des points sensibles au niveau socioculturel qui pourraient dépasser le cadre de cette entrevue ; je me restreins donc, dans la limite du possible, à quelques aspects plutôt géographiques et financiers (!)

On peut comparer les bénéfices évidents de l’ouverture des frontières de l’Europe qui favorise l’interactivité des communautés artistiques ; avec les préjudices directement liés au protectionnisme états-unien, ce spectre de muraille protégeant ses scènes artistiques de possibles incursions canadiennes, sauf, bien sûr, en payant des permis à des prix (très) dissuasifs. Aussi, le coût des transports à l’intérieur du Canada est franchement décourageant, et cela participe considérablement à l’isolement des collectivités.

Au Portugal, je discute souvent avec des artistes qui conçoivent le système d’aide financière aux arts du Canada comme une forme de protection, de tutelle, sans vraiment réaliser l’effet pervers que cela peut engendrer. Cela peut paraître contradictoire, mais cette structure d’aide, telle qu’elle est bâtie actuellement, emprisonne la création dans des modèles de pensée et les artistes dans une forme de servitude volontaire. La scène portugaise mord dans le concret ; elle est (presque) exclusivement animée par ses musiciennes, musiciens et mélomanes. C’est, selon moi, la principale raison qui explique son éclat.

J’ai un nombre infini d’empreintes, à différents degrés de profondeur, intimement tracées par mes champs d’intérêts

- Globalement, quelles sont vos influences majeures ?

Indéniablement mon batteur ! Autrement, je ne pense pas « avoir » des influences majeures directes, nommables, au sens de « modèles incarnés ». J’ai cependant un nombre infini d’empreintes, à différents degrés de profondeur, intimement tracées par mes champs d’intérêts : ethnomusicologie, littérature, arts… Cela se produit parfois sous forme de commotion. À titre d’exemple puisé dans ma jeunesse : l’accident précis qui m’a éveillée à la musique contemporaine ; ma première écoute du Continuum de György Ligeti interprété par Elisabeth Chojnacka ― quatre minutes d’exultation !

J’ai une fascination soutenue pour celles et ceux qui dilatent mes idées, qui ont une profonde incidence sur ce que je suis. En substance, je pense que nous sommes particulièrement influencés par ce qui nous ressemble, ce qui vit déjà en nous. Le danger serait de s’imiter soi-même !

On m’a très souvent « étiquetée » comme étant dans une filiation directe avec Cecil Taylor. Ne pas en être influencée serait renier l’extraordinaire espace qu’il a accru. Bien que je travaille des structures harmoniques totalement différentes ; le lien tangible avec ce grand maître vient sûrement de notre rapport à la percussion, mais l’influence n’est pas rectiligne.

Techniquement, mon jeu « clavecinistique » a inévitablement influencé ma façon d’aborder le piano, que ce soit au niveau du toucher ― de la création même du son, de sa résonance, sa dissolution, ses harmoniques ; ou par sa fonction percussive intrinsèque. Là où le clavecin ne peut avoir de prise, c’est sur l’utilisation des pédales ; j’ai dû développer ma propre « manière ». L’usage des pédales comme « science » d’enrichissement du son m’a demandé beaucoup de réflexion et de temps ; je travaille mes pieds (presque) davantage que mes mains !

Karoline Leblanc © Paulo Leal Duarte

- Vous travaillez souvent l’électronique, pourtant votre dernier album est strictement au piano. La démarche est-elle foncièrement différente ?

Oui, absolument. La démarche ne vient pas du même souffle. Le geste est différent. Dans la composition électronique, il y a une relation inépuisable avec le temps et la matière ― des fragments, murmures, débris qui s’assemblent dans une pensée flottante, évolutive. S’ensuit une (dé)composition possible. Il m’arrive parfois d’utiliser des instruments de synthèse dans l’improvisation, mais uniquement dans des projets où l’électronique et/ou l’électrique sont déjà présents ; l’incidence sensorielle sur l’action, le jeu, est très différente de celle permise par le piano ; l’inter-résonance ressentie naturellement dans la relation avec l’instrument acoustique n’existe pas. Dans l’improvisation acoustique libre, la corporéité s’invite, et la musique est là, dedans/devant nous, jusqu’à ce que chaque son, chaque geste, deviennent, d’emblée, une complète extension du soi.

- Vous vous installez en Europe prochainement : quels sont les musiciens avec qui vous avez envie de collaborer, hors du Portugal ?

Je ne fais jamais de plan à ce niveau, la vie se déroule avec ses bonnes surprises, et ses mauvaises ! J’ai définitivement envie de prendre un virage où l’acoustique prédominera. Je souhaiterais retravailler avec le saxophoniste Michael Fischer ; nous avons joué à Montréal dans des conditions peu favorables (une salle sans piano !) ; son « saxophone-feedback » fonctionnait très bien avec le synthétiseur, mais j’aimerais qu’on se retrouve dans l’acoustique. Il y a, en Europe (mais pas uniquement), un grand nombre de musiciennes et musiciens avec qui j’aimerais jouer. Je ne suis pas à proprement parler une soliste ; le partage est la « raison d’être » de toute ma démarche.

Karoline Leblanc © Nuno Martins

- Quels sont vos projets à venir ?

Persister, progresser, créer, coûte que coûte, sans raccourcis. Ayant été provisoirement à l’arrêt, j’ai au cœur la hâte de retrouver l’essentiel, le plus fondamental : renouer, « live », avec le public.

Même si je réponds ici à la « première personne », mes itinéraires ne sont jamais dissociables de mon duettiste, charpente de mon activité, avec qui j’ai une complicité forte d’un quart de siècle déjà. Nous préparons depuis un certain temps notre déménagement (mis sur pause par le virus). Nous avons pris le temps de finaliser quelques travaux compositionnels pour clavecin préparé et percussions, initiés en 2020, qui constitueront probablement les premières éditions d’Atrito-Afeito made in Lisboa.