Chronique

Kurt Elling

Secrets are Best Stories

Kurt Elling (voc), Danilo Pérez (p)

Label / Distribution : Edition Records

Mais qui est-il Kurt Elling ? Ce crooner qui fait se pâmer les dames, voire les messieurs, un « gendre jazz idéal », ou bien simplement Le Chanteur de Jazz Ultime ? En quittant Blue Note pour le label indépendant britannique « avec une sensibilité européenne et une conscience globale » Edition Records, il semble avoir gagné en liberté artistique pour partager quelques secrets avec nous.

Il a concocté cet album avec le pianiste Danilo Pérez, dont le jeu, issu d’un long compagnonnage avec Wayne Shorter, se déploie vers des horizons d’improvisation sans pareils. D’ailleurs, le titre « Stays » est une version vocalisée du thème « Go » issu de l’album Schizophrenia du génial saxophoniste qui, dès 1967, esquissait un art du tuilage, puisant dans les origines du jazz tout en gardant le cap du free. Un découpage séquentiel en douceur, effaçant les limites de morceaux conçus comme autant de tableaux s’emboîtant les uns dans les autres mais ayant chacun leur propre logique sensible. Ainsi en va-t-il notamment de « Beloved », en hommage à Toni Morrison, qui nous emmène vers la piste de l’underground railroad, aux côtés d’une esclave en fuite avec ses enfants : cette valse en 7/4 est construite comme un aller simple vers un sacrifice ultime, avec une batterie qui semble ouvrir les obstacles, un saxophone entre cruauté et douceur (Miguel Zenón, toujours plus remarquable), un piano qui redouble le conte, se faisant impressionniste sur une séquence parlée-chantée, et qui se lance dans un solo avant les derniers tableaux, qui nous conduisent aux cieux dont parlent les chrétiens, avec cette voix sublime pour boussole.

Et quelle voix ! Un organe de baryton sur quatre octaves. Avec ce falsetto qui jette comme un trouble dans son genre sexué. Et des nasales qui donnent au tour de chant des atours olfactifs. Les plages en duo avec Pérez, comme « Stage II, III » sont des joyaux d’émotion : ces thèmes séquentiels composés par le fantasque britannique Django Bates permettent au vocaliste et au pianiste d’éveiller nos sens en toute conscience. Caresser les syllabes, étirer les fins de phrases avec un swing sans pareil, plonger dans les basses quand le pianiste égrène des notes aiguës, s’étirer vers ces dernières quand ce dernier balance une de ces claves dont il a le secret… les sensations sont à ce point sollicitées que les contrastes qui en émergent nous ravagent.
Elling, fils de pasteur, n’a que trop bien digéré la leçon des chœurs méthodistes dont son enfance a été bercée : point trop n’en faut, juste une esquisse vocale qui, certes, fleure bon le gospel, respect des origines afro-américaines du jazz oblige, mais qui n’en est pas moins concomitante de son Moi profond. C’est particulièrement flagrant lorsque la voix danse, dès l’entame du disque, avec la contrebasse soyeuse de Clark Sommers, bassiste attitré du chanteur depuis plus d’une paire d’années. Ces harmoniques qui s’envolent sous ses doigts pendant que le chant s’étire vers les aigus, c’est pour le moins divin, sinon spirituel. Cette voix a vraiment quelque chose de Coltrane.

Une telle spiritualité ne pouvait être que mise au service d’un message fort. Mais pas fort en gueule. Subtil comme jamais. Une grande œuvre poétique et politique (Elling n’a d’ailleurs pas écrit toutes les paroles). Ainsi de ce « Song of the Rio Grande » où la voix rageuse, limite bluesy, évite les écueils de la déploration pour cracher son dégoût face à la noyade d’un père et de sa fille, Oscar et Valeria Martínez Ramírez, dans une tentative de traversée du Rio Grande. « America you’ve lost your mind » assène Kurt Elling, dans un mouvement mélodique à l’intensité remarquable. Le « piano augmenté » de Danilo Perez, par ses sonorités mécaniques et acidulées, nimbe la pièce d’un univers fantomatique comme s’il convoquait les morts passées, présentes et, hélas, à venir, dans une Amérique rejetant celles et ceux qui l’ont faite, la font et la feront malgré tous les murs. « Rabo de Nube », du poète cubain Silvo Rodríguez, est un hommage aux martyrs des luttes pour l’environnement en Amérique du Sud : la « queue de nuage » prend ici des airs de signal d’alerte par rapport au réchauffement climatique, sur fond de piano plus tropicaliste que jamais.

Le vocalese, cet art de placer des paroles sur des thèmes musicaux, est, depuis ses origines avec Jon Hendricks ou Eddie Jefferson, matière à développer des propos politiques. Elling en approfondit la portée, notamment lorsqu’il chante le triste sort d’un rescapé de la Shoah qui meurt de solitude dans un appartement new-yorkais, ou quand il appelle chacune et chacun à faire de sa vie une œuvre d’art, donnant à l’imprécation de Nietzche une tournure jazz en adaptant la subtile composition de Jaco Pastorius en « A Certain Continuum ».

On ne peut sortir indemne de l’écoute d’un album si résilient. Un chef-d’œuvre, sur lequel il y aurait encore tant à dire…

par Laurent Dussutour // Publié le 25 octobre 2020
P.-S. :

Avec : Miguel Zenón (as), Chico Pinheiro (g), Jonathan Blake (dm), Rogerio Boccato (perc), Román Díaz (perc)