Tribune

Le jazz et l’électronique

Ces derniers mois, les bacs des rayons jazz se sont emplis de nouvelles parutions faisant plus ou moins appel aux ressources de l’électronique. Dans ce vaste et complexe débat, attardons-nous sur deux récentes parutions : Where Is Pannonica ?, du duo Andy Milne/Benoît Delbecq et Trees Are Always Right du groupe Lidlboj de Jozef Dumoulin.


Ces derniers mois, les bacs des rayons jazz se sont emplis de nouvelles parutions faisant plus ou moins appel aux ressources de l’électronique. On se souvient de l’excommunication de Miles Davis par les grands prêtres du jazz quand il s’est mis à brancher ses instruments sur le secteur. Au hasard des discussions avec musiciens et passionnés du microcosme parisien, on s’étonne de voir resurgir des échos de ce lointain débat dès qu’on introduit le mot « électronique » dans une conversation musicale.

NB : Cet article comprend une chronique du Trees Are Always Right de Jozef Dumoulin « Lidlboj », une interview de Jozef Dumoulin et une chronique du Where Is Pannonica ? du duo Andy Milne / Benoît Delbecq.

L’électronique et l’informatique seraient encore, pour certains, des cache-misère, du bluff. Pour d’autres, il n’y aurait d’électronique valable que celle qui s’utilise en live, pour l’improvisation. On voit même s’opérer un mouvement de reflux : François Couturier, qui passa des années aux commandes d’un véritable arsenal électronique, avec Passaggio ou aux côtés de John McLaughlin, jure qu’on ne le verra plus qu’au clavier d’un Steinway. Craig Taborn, auteur avec Junk Magic (Thirsty Ear, 2004), d’un album référence dans ce qu’on pourrait appeler le jazz électronique, n’a plus, depuis, emprunté cette voie, et c’est devant un piano à queue qu’on peut essentiellement l’entendre en concert tout comme Laurent De Wilde, dont les doigts actionnent, ces temps derniers, plus de marteaux que de transistors.

L’expression « musique électroacoustique » est née au milieu des années 50 pour désigner une musique composée à l’aide de sons enregistrés ou synthétisés.

Mais y-a-t-il vraiment un genre « musique électronique » ? Ou bien, modestement, l’électronique ne serait-elle rien de plus qu’un nouvel instrument à la disposition des musiciens ? Le cas échéant, la musique en est-elle changée, comme en son temps la musique classique par l’introduction du pianoforte ? Vaste et complexe débat ! Il faudrait au moins une thèse pour en rassembler les éléments. Nous nous contenterons d’évoquer deux disques récents qui font un usage très différent de l’électronique : Where Is Pannonica ? du duo Andy Milne / Benoît Delbecq, et Trees Are Always Right du groupe Lidlboj de Jozef Dumoulin, jeune musicien belge auquel nous demanderons pour finir, son avis sur la question après avoir évoqué son disque. Mais avant tout, un rapide passage en revue des amours d’Euterpe avec électron ne sera pas inutile.

Les savants nous apprennent que la musique électronique est née en 1939, avec la pièce de John Cage « Imaginary Landscape n°1 ». Même ce titre est visionnaire, car la suite montrera qu’électronique et informatique serviront souvent à peindre en musique de vastes paysages. L’expression « musique électroacoustique », quant à elle, est née au milieu des années 50 pour désigner une musique composée à l’aide de sons enregistrés ou synthétisés. Pierre Schaeffer et sa musique concrète, dès 1948 en furent les précurseurs, et elle n’a pas tardé à se scinder en un florilège de courants abrités par autant de chapelles.

Mais la musique électronique ne se limite pas au cercle ésotérique de la musique dite contemporaine (comme si toute autre musique que la musique savante se situait d’autorité dans le passé !). Depuis que les Beatles ont introduit un mellotron sur « Strawberry Fields For Ever » et un synthétiseur Moog sur Abbey Road, tous les genres, du rock au jazz, ont vu l’électronique envahir scènes et studios. L’électronique a même permis à des groupes aussi divers que Pink Floyd, Can ou Kraftwerk d’obtenir des succès considérables, une place dans l’histoire ou les deux à la fois. Il semble même qu’un hit planétaire comme le « Good Vibrations » des Beach Boys ait été joué à l’aide d’un thérémine, curieux instrument sur lequel on produit les notes en faisant des gestes dans un champ électromagnétique. Ce genre de succès ne fut pas réservé aux groupes de rock, progressif ou pas : qui ne connaît, dans un large public, les noms de Vangelis et Jean-Michel Jarre ?

Les genres et sous-genres produits par les divers degrés d’utilisation d’ordinateurs, claviers, pédales et platines ont proliféré au point de rendre urgente la création d’une véritable taxonomie musicale

Les synthétiseurs, bien sûr, ne passèrent pas inaperçus des musiciens de jazz, tels Jan Hammer, Joe Zawinul, Chick Corea et Herbie Hancock, ces derniers en faisant même un instrument soliste à part entière avec lequel ils se taillèrent des succès planétaires cf. Herbie Hancock et les Head Hunters). A chaque nouvelle technologie (samplers et synthétiseurs numériques) correspond par la suite l’émergence de nouveaux artistes marquants parmi lesquels on pourra citer Depeche Mode ainsi que la noria de groupes plus ou moins éphémères qui firent les beaux jours de la musique new wave ou industrielle. Mais c’est à Chicago, où naquit la house, et à Detroit, berceau de la techno et de l’électro, que la musique électronique devint un genre en soi, avec des phares comme Aphex Twin. Le rock en fut durablement influencé, au point que le plus grand succès d’un groupe comme Radiohead, Kid A, doit beaucoup à l’électronique. Les artistes représentatifs du trip hop (Björk), de l’ambient (Amon Tobin), de l’electro house (Daft Punk), du post-rock (Tortoise), ont tous massivement recours aux instruments et aux procédés électroniques, et sont tous influencés par certains musiciens comme Carl Craig ou Brian Eno, considérés à des titres divers comme les pères du genre.

Le jazz, on l’a vu, n’a pas tardé à s’électrifier, mais si synthés et samplers s’y sont fait une place, ce ne fut pas toujours pour le meilleur, et il faut reconnaître que les sons des années fusion ou jazz-rock (la guitare-synthé de Pat Metheny) ne sont plus guère écoutables de nos jours. Les Scandinaves, qui s’y connaissent en matière d’ambiances et de paysages ont su bâtir, autour de Bugge Wesseltoft et Niels Petter Molvaer, un style très évocateur à l’aide de synthétiseurs, de boucles, de samples et d’une palette d’effets électroniques. On citera l’e Solid Ether de Molvaer (ECM, 2000), comme modèle du genre. Malheureusement, cette esthétique générera quelques suiveurs aux intentions moins pures, qui seront rassemblés sous le terme de « nu-jazz. »

Ce survol nécessairement sommaire omet naturellement des dizaines d’artistes significatifs mais démontre la diversité des musiques incorporant l’électronique ; les genres et sous-genres ainsi produits par les divers degrés d’utilisation d’ordinateurs, claviers, pédales et platines ont proliféré au point de rendre urgente la création d’une véritable taxonomie musicale ! Selon le genre de départ en effet, (musique contemporaine, jazz, rock, hip hop etc.), la présence ou non de voix, d’instruments acoustiques, la place de l’improvisation, l’objectif (esthétique, danse, ambiance), le type de sons et de beats (sons planants, textures, nappes de son ou, au contraire, beats « électro », drum’n bass), selon le type de machines utilisées et, enfin, selon le degré de superposition de ces divers éléments, on pourra obtenir une arborescence des genres dont la complexité aurait pu satisfaire Carl Von Linné.

Une musique acoustique peut-être subtilement, voire imperceptiblement colorée par les procédés électroniques les plus raffinés

Il est vrai que le domaine est rendu d’autant plus complexe que le terme « électronique » lui-même recouvre une variété importante de machines et de méthodes : entre autres, instruments acoustiques au son modifié par des dispositifs électroniques (pédales et autres), instruments électriques ou électroniques, comme on voudra (Fender Rhodes, orgue Hammond, E.W.I.), programmes informatiques, sons concrets enregistrés et restitués tels quels ou retravaillés, sons de synthèse produits à l’aide d’un logiciel ou d’un synthétiseur et joués sous forme de boucles ou de beats, séquenceurs qui permettent d’éditer ou de modifier l’enchaînement, même en direct, de séquences de sons d’origines diverses…

L’imagination dans l’utilisation d’un tel arsenal est elle-même sans limites : des pédales d’effet peuvent être utilisées avec un synthétiseur, un programme informatique peut modifier en direct le son d’un musicien acoustique et superposer à sa création originelle la musique ainsi transformée. Grâce à l’informatique personnelle, le musicien peut à présent transformer son douillet intérieur en puissant studio, élaborer patiemment des sons inouïs, « jammer » avec lui-même et son ordinateur, sans subir l’urgence et la contrainte propres à la location d’un studio d’enregistrement. Quant à celui-ci, et aux ingénieurs du son spécialistes du mixage, la puissance des outils logiciels comme Pro Tools leur procure d’infinies possibilités en termes de modification et de superposition des sons ; les plus talentueux en deviennent des membres des orchestres à part entière.

La lecture de ce qui précède pourrait faire croire que les moyens mis à la disposition des musiciens par les processeurs, puces et circuits, est du genre envahissant, toute musique se devant de choisir entre électronique ou acoustique. Il n’en est rien, bien évidemment, et une musique acoustique peut-être subtilement, voire imperceptiblement colorée par les procédés électroniques les plus raffinés. Andy Milne et Benoît Delbecq en font la brillante démonstration avec Where Is Pannonica,(Songlines, 2009).

On pourra lire dans notre interview de Jozef Dumoulin, que l’électronique n’est pas idéalisée par celui-là même qui s’en est fait un spécialiste, mais qui au contraire envisage sereinement la vie sans l’électronique ! Il n’est pas indifférent de constater que ce musicien, se revendique comme un improvisateur et un musicien de jazz. Et l’on se dit que, s’il existe bien un genre « musique électronique », avec de nombreuses variantes, il semble que le jazz pour sa part, soit rétif à la colonisation par les processeurs, ses musiciens étant trop attachés à leur liberté pour s’en rendre captifs…