Tribune

Tony Oxley, l’alchimiste des sons

Hommage à Tony Oxley (1938-2023) qui nous a quittés le 26 décembre.


Tony Oxley © Luciano Rossetti-Phocus Agency

On ne peut qu’être admiratif de la carrière du batteur Tony Oxley qui fut capable d’imposer un style lié à une palette sonore immédiatement identifiable.

Les grands créateurs qui se sont succédé dans le jazz du XXe siècle furent pour beaucoup des autodidactes, Tony Oxley est l’un d’entre eux. Rarement une carrière artistique fut autant diversifiée et constamment avant-gardiste que la sienne : batteur, violoniste, compositeur, orchestrateur, chercheur dédié aux sons électroniques, peintre, la liste est longue.

C’est au nord de l’Angleterre que Tony Oxley est né le 15 juin 1938, dans la ville de Sheffield où de nombreuses innovations techniques furent inventées : l’acier au creuset par Benjamin Huntsman et la formule de l’acier inoxydable par Harry Brearley. Est-ce pour cela que ce batteur ne cessera de travailler et de malaxer les composants dérivés du métal durant son existence ? Sa batterie composée de divers éléments minutieusement choisis témoigne d’une réflexion constante de la part de ce musicien qui ne se conforme à aucune mode. Tony Oxley traverse des époques où le jazz se transforme mais, pour lui, seule compte l’évolution de son drum kit qui doit lui permettre de créer une nappe sonore aisément adaptable aux solistes qu’il accompagne. Ce challenge assumé durant une vie entière fait écho à l’œuvre des peintres qui pratiquent le collage. Les métaux ferreux et le bois sont des matériaux qui prolongent la corporalité de ce batteur ; son drum kit fait écho à l’instrumentarium musical qui anime les théâtres britanniques, le son devant suggérer avant tout. Des wood-blocks qui évoquent les phrasés de Sonny Greer, batteur des premières formations de Duke Ellington, et un inventaire composé de crânes, tambour tibétain, cloches de vaches, cymbales minimalistes, charleston de petit diamètre ainsi qu’une immense cloche deviennent l’identité assumée du batteur. Un nouveau monde est né. Pour avoir suivi plusieurs fois l’installation de sa batterie, je peux vous affirmer que Tony Oxley précisait qu’il était inutile de placer un micro devant sa grosse caisse Gretsch de petit diamètre, chaque coup de pédale procurant un son percutant qui s’entendait distinctement jusqu’au bout de la salle de spectacle. Rien n’était jamais laissé au hasard, le résultat final obtenu magnifiait les improvisations scéniques. Signe des temps, la batterie de Tony Oxley sublime le recyclage d’objets hétéroclites.

L’équilibre constamment recherché par Tony Oxley, visant à unir les mouvances du jazz libre européen et les racines de la New Thing américaine, fait de lui un visionnaire.

Au début des années soixante, Tony Oxley rencontre le guitariste Derek Bailey avec qui il se produira durant de nombreuses années. Avec le contrebassiste Gavin Bryars, ils forment le trio avant-gardiste Joseph Holbrooke, du nom d’un antique compositeur anglais. Il devient ensuite le batteur attitré du club londonien Ronnie Scott’s et accompagne les plus grands jazzmen, Sonny Rollins, Ben Webster, Joe Henderson, Stan Getz, qui sont tous subjugués par son jeu dynamique et polyrythmique. Mais c’est avec son apparition dans l’album Extrapolation de John McLaughlin en 1969 qu’il devient incontournable, tant son drumming est passionnant : les éloges de musiciens de diverses générations ne cesseront pas. Cette période lui permet de décrocher des contrats avec CBS et RCA, il enregistre The Baptised Traveler, Four Compositions For Sextet et Ichnos, mais pas question pour lui de répandre une musique qui cède aux chants des sirènes : l’intégrité prime avant tout. Evan Parker, Paul Rutherford, Jeff Clyne, Kenny Wheeler, jalonnent ce parcours exploratoire qui conduira à la création d’Incus Records.

Tony Oxley © Mario Borroni

Son intérêt grandissant pour les ensembles à cordes ainsi que sa participation au London Jazz Composers Orchestra de Barry Guy l’ouvrent à de nouvelles expériences : le violon prend place aux côtés des percussions qui accueillent des systèmes d’amplification destinés à enrichir le spectre sonore. Les influences de Krzysztof Penderecki et d’Olivier Messiaen deviennent des références pour Tony Oxley ; le monde musical en perpétuelle mutation l’interroge. Il y a tout d’abord une collaboration fructueuse avec des musiciens de la République Démocratique Allemande, les frères Conrad et Johannes Bauer ainsi qu’Ulrich Gumpert et Ernst-Ludwig Petrowsky se produiront à l’Ouest à ses côtés. Il s’installe ensuite à l’autre bout de la planète en 1976, en Australie où une influence picturale aborigène ressurgit dans ses peintures abstraites qui, comme sa musique, évitent toute forme d’académisme. Par la suite à Berlin, c’est une activité recentrée sur des workshops qui permet à Tony Oxley de transmettre son savoir. Une rencontre capitale : celle de Cecil Taylor avec lequel il va mener une activité musicale incessante jusqu’à la disparition du pianiste en 2018. L’équilibre constamment recherché par Tony Oxley, visant à unir les mouvances du jazz libre européen et les racines de la New Thing américaine, fait de lui un visionnaire.

Ses expériences menées avec son groupe The Angular Apron au milieu des années 70 et ses collaborations par la suite avec Anthony Braxton, Bill Dixon et William Parker témoignent de son inventivité. Il est de toutes les aventures européennes, enregistrant des albums audacieux avec Didier Levallet, Enrico Rava, Tomasz Stańko, Paolo Damiani, Claudio Fasoli, Stefano Battaglia, Augusto Mancinelli, Sebastiano Meloni, Ekkehard Jost, Frank Gratkowski, Ali Haurand, Tony Coe, Howard Riley.
Stefan Holker, présent sur le dernier disque de Tony Oxley The New World, enregistré en 2022 à Viersen, sera son ultime et fidèle compagnon de route.

Imprégné par l’histoire du jazz et de la musique contemporaine, Tony Oxley forme son orchestre composé de cinq batteurs, d’une section de cordes, d’un pianiste et de soufflants. Le Celebration Orchestra est né : deux albums seront édités, Tomorrow Is Here, enregistré en public en 1985 et, dix ans après, The Enchanted Messager qui se révèle comme l’aboutissement d’une œuvre orchestrale unique. Cette musique apporte une véritable stimulation intellectuelle : une fois de plus, Tony Oxley est fidèle à sa ligne de conduite, aucune complaisance n’y est admise.

Le principe d’universalité habite Tony Oxley, peu d’autres batteurs ont aussi parfaitement su valoriser les introspections de Bill Evans et de Paul Bley au même titre que les déflagrations d’Alexander Von Schlippenbach et de Cecil Taylor. Sa contribution à l’histoire du jazz est considérable, mais la reconnaissance institutionnelle a toujours tardé à venir : il est trop en avance sur son temps.

Derrière sa batterie, Tony Oxley jouait haut perché sur son siège ; seuls ses bras dessinaient des moulinets complexes tout aussi majestueux que sa musique, son buste ne s’inclinait pas. Son élégance et son génie artistique demeurent indissociables à jamais.