Portrait

Lee Konitz : l’œuvre immense d’un homme modeste

Portrait discographique du saxophoniste en plusieurs volets.


Lee Konitz (2012) © Philippe Méziat

Donc Lee Konitz a été emporté par le coronavirus. C’est infiniment triste, même si le musicien avait atteint un âge respectable. Après tout, on aurait pu nous le laisser encore un peu.

J’ai eu plusieurs fois l’occasion de l’écouter en direct, à Bordeaux, ou à Nantes, probablement dans d’autres festivals, mais aussi dans celui que j’avais initié à Bordeaux. J’ai le souvenir d’un homme modeste (dans sa manière d’être-au-monde, dans ses exigences financières, dans son regard sur sa propre musique), vêtu simplement, très à l’écoute des autres sans forfanterie, et manifestement soucieux de suivre une voie personnelle, qui ouvrait aussi sur les autres. Exigeant mais humble, voilà pour le dire au plus vif. On pouvait lui parler sans autre forme d’approche que celle qui consiste à s’adresser à un autre soi-même, c’était un joueur, il aimait la musique, mais en même temps il n’en faisait pas une histoire. Un génie sans histoire, probablement sans légende aussi, sinon celle qui va se construire maintenant qu’il n’est plus là. Rêveur éveillé, chercheur de phrases, conteur d’abstractions, il a toujours assumé les places qu’on lui offrait auprès des créateurs les plus en vue, sans lui-même y accorder une place particulière. Un son délicieusement aérien, à la fois inspiré et loin de son contemporain Charlie Parker, mais éloigné de lui quant à l’esprit. Bref un maître, mais qui devait sans doute avoir de la « maîtrise » une conception marquée par le judaïsme. Lequel était à l’avenant, présent et quasiment effacé à la fois.

Je me propose ici de suivre ses enregistrements dans leur chronologie, jusqu’aux années 2000. Ce sera déjà beaucoup, et je demande au lecteur de m’excuser pour cette lacune (2000-2020), conséquence d’une discographie personnelle qui s’interrompt bien avant la disparition du musicien.

On le rencontre donc en juin 1949 (le 28 très exactement), pour une session qui réunit le saxophoniste, son alter ego au ténor Warne Marsh, Sal Mosca au piano, Denzil Best à la batterie et Arnold Fishkin à la contrebasse. Ce quintet grave « Marshmallow » et « Fishin’ Around », deux titres qui renvoient aux noms des musiciens eux-mêmes, avec allitérations et désignation du contenu dans la lettre. Ici quelque chose de moelleux, « melliflue » dirait-on, là une pratique et un loisir dont le nom renvoie à celui d’un musicien de la séance. Cette double façon de donner des titres prouve, s’il le fallait, qu’on est parfois éloigné de l’arbitraire pur qui préside souvent à l’exercice.
Avec les mêmes mais Jeff Morton à la batterie, le 27 septembre de la même année, il enregistre « Tautology » et « Sound-Lee ». Cette façon de donner un titre qui contienne le signifiant oral « logie » se retrouve dans de nombreux morceaux de ces années-là, chez Parker par exemple, et donne au moins le signe d’un intellectualisme qui sera reproché (avec d’autres à-peu-près) à toute une génération. Le « logos » des grecs a traversé l’histoire, et il est venu se « loger » là, dans la titraille des boppers et autres amants de la pensée en musique.

Il faut attendre le 7 avril 1950 pour une session en duo avec Billy Bauer (g), les mêmes accompagnateurs que dans la session de 1949 et Sal Mosca au piano. Sont gravés « Rebecca », « You Go To My Head », « Ice Cream Konitz » et « Palo Alto ». En dehors du standard, le premier d’une longue série, on remarquera les allusions à la fraîcheur et aux lieux célèbres de la côte ouest.
Le 8 mars 1951, un sextet sous la direction de Lee, avec Miles Davis et Max Roach, grave le surprenant « Odjenar », le fameux « Ezz-thetic », « Hi-Beck », et sans Max Roach deux versions de « Yesterdays ».
Cinq jours plus tard, c’est avec le seul Billy Bauer que Lee Konitz s’exerce sur « Indian Summer » et « Duo For Saxophone And Guitar ». Le croisement avec Miles Davis ne date pas de cette année là, puisque dès septembre 1948 les deux musiciens s’étaient croisés dans le Miles Davis Nonet, puis dans tous les orchestres qui ont annoncé et accompagné la fameuse séance de Birth Of The Cool (dont la première trace est d’avril 1949).
Il faudra attendre mai 1957 pour entendre Konitz dans la section de saxophones qui donne Miles Ahead. À ma connaissance, le croisement des deux musiciens s’arrête là.

Des enregistrements « live » permettent de supposer que Lee Konitz vient en Europe pour la première fois en novembre 1951 : on a en effet des traces de son passage en Suède (Disque Dragon), où il joue avec Bengt Hallberg (p), Gunnar Johnson (b) et Kenneth Fagerlund (dm). Il apporte ses compositions (« Sound Lee, » « Ice Cream Konitz », etc.) ou continue à creuser la voie des standards, de « You Go To My Head » à « All The Things You Are ».

Retour au studio le 25 janvier 1953, et début d’une relation très étroite entre Konitz et Lester Young, non qu’ils jouent ensemble, mais uniquement parce que l’altiste reprend le chorus de Lester sur « Lady Be Good », chorus qui le fascinera jusqu’à la fin puisqu’il avait comme habitude, et manifestement jouissance, d’en fredonner l’improvisation. Laquelle, c’est vrai, est un modèle d’invention et de swing.
Le disque PJ 608 est titré Konitz Meets Mulligan et il inaugure une série de chefs-d’œuvre (live ou studio) où le dialogue avec Gerry Mulligan fait merveille.

(à suivre)