Entretien

Manu Dibango, cinquante-cinquante

Après avoir flirté avec des univers musicaux fort différents, Manu Dibango revient à ses premières amours, le jazz.

Une exposition - « 3Kg de café » - un album et une tournée venaient célébrer, en 2007, les cinquante ans de carrière professionnelle de Manu Dibango ; une carrière qui n’a jamais cessé de naviguer entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Après avoir flirté avec des univers musicaux fort différents, Manu Dibango revenait à ses premières amours, le jazz, en choisissant de jouer Sidney Bechet et de rendre hommage à la Nouvelle-Orléans. La tournée se poursuit pour encore quelques dates ; l’occasion de rencontrer ce musicien passeur et instinctif, d’évoquer son actualité, de revenir sur son parcours et de parler… jazz.

- Pourquoi avez-vous souhaité rendre hommage à Sidney Bechet ? Pourquoi cet hommage ? pourquoi ce musicien ?

Oh ! pour beaucoup de raisons. Premièrement, parce que j’étais là dans les années cinquante, il officiait ici, j’ai eu la chance de danser au son du soprano de Bechet au Vieux Colombier entre autres … j’étais jeune à l’époque, j’avais 18 ans. Deuxièmement parce qu’il y a eu le fameux cyclone qui a démoli toute la Nouvelle-Orléans et donc une partie de la culture du vingtième siècle. Un jour avec Dany Doriz - l’un des plus grands vibraphonistes de l’Hexagone, un héritier de Lionel Hampton et un ami de longue date - on a décidé à notre manière de rendre un hommage au berceau du jazz et la meilleure façon c’était d’aborder le répertoire de Sidney Bechet qui a fini sa vie ici en énorme vedette. Un musicien qui a marqué toute une génération de par la qualité de son jeu et le fait qu’il a été le soprano numéro un au monde.

- Est-ce lui qui vous a donné l’envie de jouer du saxophone ?

Entre autres, oui. Il ne peut pas y avoir une référence unique, ça serait trop beau. Quand vous êtes jeunes, vous emmagasinez énormément, ça vient d’un peu partout et nous avons eu la chance justement - nous la génération des années 50 - d’avoir tout ce monde autour de nous que ce soit lui, que ce soit Bill Coleman, que ce soit les Guy Laffite, les Michel Devillers, que ce soit les américains … les Don Byas, les Stan Getz, on a eu énormément de chance de connaître tous ces génies-là de leur vivant mais on ne se rendait pas compte de la chance qu’on avait puisqu’on était dedans ; c’est après qu’on s’en est rendu compte.

Dibango & Derouard / © Patrick Audoux pour Vues-Sur-Scènes

- Vous dites qu’il a été le premier saxophoniste de jazz, le premier à mettre le saxo-soprano à l’honneur, n’est-il pas aujourd’hui sous-estimé ou tout simplement méconnu ?

À mon avis oui, forcément les choses vont tellement vite.

- La volonté d’enregistrer one shot était indispensable pour retrouver la spontanéité indissociable de cette musique ?

Absolument, il fallait se fier à son instinct et être dans un bon jour (rire) les ingrédients auraient pu ne pas fonctionner. Le casting était merveilleux - que ce soit Patrice Galas, que ce soit Didier au tuba, que ce soit Nicolas à la guitare et au banjo, ils connaissent tout le répertoire de Sidney Bechet - et c’était la première fois qu’on jouait ensemble. On a fait ce disque avec plaisir, la preuve c’est qu’on a mis trois jours à le faire. Si ça n’était pas un plaisir, on aurait été là à grappiller, à faire un disque en six mois, plein d’effets spéciaux. On s’est contenté de jouer comme si on recevait nos amis dans un club et à la jouer franco.

Manu Dibango / © Patrick Audoux pour Vues-Sur-Scènes

- Donc tous les ingrédients étaient réunis. Cet hommage à Sidney Bechet, n’est-il pas le disque le plus jazz que vous ayez enregistré ?

Probablement. Vous savez, moi je dis toujours aux gens, je ne suis pas un spécialiste, je suis un généraliste. J’ai fait du reggae, j’ai fait du hip-hop, j’ai joué avec Herbie Hancock, Pacheco, moi j’aime la musique et nous sommes dans un pays cartésien, on aime classifier, moi, mon luxe c’est de ne pas l’être. Ce disque-là, nous l’avons fait avec amour.

- Si l’on s’intéresse à votre parcours, à vos débuts. Lorsque vous jouez à Paris ou à Bruxelles, vous interprétez une musique « occidentale » et vous semblez oublier alors la musique africaine que vous redécouvrez au côté notamment de l’African Jazz : comment s’est opéré ce retour aux sources ?

On n’oublie pas. Mais il n’y avait pas de plan de carrière à cette époque-là. Je suis allé en Afrique au bon moment, ils ont tué Lumumba six mois avant que j’arrive, c’est historique quant même, j’ai joué avec les meilleurs orchestres d’Afrique qui faisaient danser les africains. Quand je suis parti d’Afrique à 15 ans je n’étais pas musicien, j’ai donc appris cette musique à ce moment-là.

Manu Dibango / © Patrick Audoux pour Vues-Sur-Scènes

- En Afrique vous importez certains rythmes occidentaux comme le twist que vous lancez à Kinshasa ?

Du coup, je deviens passeur. Ce que j’ai appris ici, je l’ai amené là-bas, j’apprenais ce qu’ils faisaient et ce méli-mélo a fini par aboutir à Soul Makossa en 1972.

- Soul Makossa, vous importez pour le coup la musique africaine aux Etats-Unis et vous faites prendre conscience aux américains l’origine africaine de leur musique, que ce soit le jazz, la soul ou le funk : prise de conscience plutôt tardive pour les américains ?

Pas tardive. Les choses se font par étape, elles arrivent quand elles doivent arriver, au bon moment au bon endroit. Ce morceau arrivait au moment de la black exploitation, de « black is beautiful » de James Brown, « I’m black and I’m proud », de Shaft … Il a fallu sortir de l’esclavage, se battre pour les droits civiques avant de chercher les racines.