Portrait

Rob Clearfield, entre cendres et diamants

Portrait du pianiste américain établi à Marseille.


Rob Clearfield © Studio de l’Escobette

Son nom est apparu sur quelques flyers dans la cité phocéenne depuis une paire d’années, annonçant notamment des prestations en duo avec le trompettiste Christophe Leloil. Un pianiste de jazz chicagoan avait élu domicile à Marseille. Pour autant, sa carrière internationale est, en ce début 2024, marquée par la sortie d’un nouvel album, Ashes & Diamonds (Ears & Eyes Music).

Rob Clearfield © Studio de l’Escobette

« Ma femme et moi, nous avons vécu à Paris après avoir quitté Chicago. Paris ne nous convenait pas vraiment. On a trouvé à Marseille quelque chose qui se rapproche des grandes villes américaines. L’intensité dans la rue, l’attitude plus naturelle. C’est plus familier pour moi. Le grand mélange des cultures m’inspire également. Il y a quelque chose qui n’est pas vraiment « trop français » qui me donne la sensation d’être vraiment moi-même. »

Genèse d’un nouvel album
C’est pourtant à Paris, en quarantaine dans sa chambre, qu’il commence à composer pour un nouveau disque… sur une guitare électrique non-amplifiée. De ces balbutiements pandémiques surgira un seul et même titre, développé en cinq mouvements d’une durée de quarante-sept minutes. L’inspiration, il la trouve dans le quotidien, dont les brusques ruptures l’ont personnellement éprouvé. « Sur le premier mouvement de mon nouvel album, qui en compte cinq, j’ai fait en sorte de trouver un motif à partir d’un ton, que je joue dans les aigus, sur lequel se greffent la batterie et le saxophone, pendant que la basse joue la mélodie. Sur le dernier mouvement, c’est un peu l’inverse, comme si on habitait dans le même monde, avec de grands changements. En outre, j’ai fait en sorte qu’il n’y ait pas beaucoup de matériau. J’ai d’abord cherché à développer des textures. L’idée c’est que les choses de la vie sont constamment en train de changer. »

Pourvu d’une solide culture cinématographique, le pianiste se plaît à rappeler que le titre de son nouveau disque provient du film d’Andrzej Wajda, sorti en 1958. Le réalisateur polonais y narrait les affres d’un jeune soldat polonais à la fin de la seconde guerre mondiale : devait-il obéir aux ordres alors que le conflit tirait à sa fin ? « C’est important pour les artistes d’avoir des influences issues d’autres disciplines », déclare ce musicien, précisant que le cinéma est, pour lui, d’abord une « expérience émotionnelle  ». Il attache d’ailleurs une grande importance à la manière dont les aspects formels du 7e Art, notamment le montage, débouchent sur « une expression des sentiments  », faisant volontiers référence à Bergman ou Tarkowsky. Il songeait, avant ce disque, à composer en s’inspirant des procédés d’écriture d’Ernest Hemingway qui, selon lui, visait l’essentiel. Ashes & Diamonds se présente d’ailleurs sous la forme d’un livre-disque, avec notes d’intention en prose, extraits de partitions et reproductions d’œuvres néo-expressionnistes de la plasticienne Emily Pfaff.

Le choix des musiciens sur Ashes & Diamonds allait de soi. Le batteur, Quin Kirchner, avec qui il travaille depuis une quinzaine d’années, pourrait être qualifié de coloriste, tellement son art des polyrythmies se conjugue avec des nuances de jeu d’une infinie précision, en particulier sur les cymbales. « On a une conception similaire de ce que peut être l’espace musical. Par exemple, quand je suis dans les aigus, cela laisse de la place en dessous et la décision de remplir ou non cet espace par la batterie, avec lui, coule de source : on ne passe pas des heures à en discuter, la décision est spontanée. » Il a trouvé dans le jeu de basse électrique (« j’aime bien le sustain de l’instrument  », déclare-t-il) du New-Yorkais Sam Weber des intentions mélodiques et harmoniques qui lui permettent de déployer ses propres propositions musicales et d’explorer les ressources infinies du piano. Quant au saxophoniste, Greg Ward, qu’il connaît depuis une vingtaine d’années, il loue son jeu très soulful, soulignant sa capacité à s’exprimer autant dans le blues le plus archaïque que dans des registres d’avant-garde.

Rob Clearfield, Sam Weber, Quin Kirchner, Greg Ward © Janet M. Takayama

Jalons d’un parcours musical
Sa découverte du jazz fut en partie visuelle, à travers notamment les pochettes des disques Blue Note. Bien évidemment, la musique n’était pas en reste, en particulier lorsqu’il découvrit l’album Speak No Evil de Wayne Shorter, alors qu’il était au conservatoire à Chicago il y a une vingtaine d’années. Il reste un inconditionnel de Herbie Hancock : « Peut-être plus comme musicien de jazz complet que comme simplement un pianiste ». Il avait commencé à jouer dès l’âge de cinq ans sur le piano de sa mère, professeure de musique. Aux prémices de l’adolescence, son père, fan indéboulonnable de jazz, lui fait découvrir l’album Song For My Father de Horace Silver. Claque : « J’ai réalisé que je voulais être pianiste de jazz ».

Si ses enseignants furent ses premiers mentors, notamment par les concerts et jam-sessions qu’ils organisent pour leurs élèves, c’est dans un club de la « windy city » tenu par Fred Anderson, saxophoniste issu des rangs de l’AACM qu’il fit ses premières armes. Il y rencontre des artistes novateurs comme le trompettiste aux inspirations soul et électro Marquis Hill ou encore Makaya McCraven, batteur et producteur aux accointances hip-hop des plus exigeantes. Quelques années auparavant, il se sera frotté à la guitare électrique, sur un instrument récupéré dans le sous-sol d’une église. Sa pratique assidue de l’instrument (cinq ans de cours) le conduira sur les chemins de l’indie-rock ou du « classic rock » - il se réfère encore à Jimi Hendrix ou Pink Floyd. Néanmoins, c’est derrière des claviers qu’il préfère s’exprimer. Sa fréquentation de l’électrique, ou de l’électronique, est modérée. Il s’essaye depuis peu à l’art du piano préparé ou augmenté, avec des effets dont il cherche à maîtriser l’usage.

Il reconnaît être toujours dubitatif quant à ses expérience de performance en solo, tant il est exigeant avec lui-même. Il est aussi sollicité comme sideman. Ainsi, il est présent sur les trois albums du trompettiste new-yorkais d’origine israélienne Itamar Borochov. Ce dernier, qui explore à la trompette les univers orientalisants du maqâm, issu des traditions musicales moyen-orientales, fait appel à lui pour que sa musique ait les accents d’une vérité du jazz contemporain. On peut également le retrouver aux côtés du vibraphoniste d’origine nantaise établi outre-Atlantique Simon Moullier, qu’il accompagne lors de ses tournées européennes. A Marseille, c’est en duo avec le trompettiste Christophe Leloil qu’il creuse la veine d’un jazz empli d’intentions émotionnelles. Un album de ce duo est d’ailleurs en projet. Rob Clearfield ajoutera-t-il sa pierre à l’édifice centenaire du jazz dans la cité phocéenne ? Ce serait là un beau cadeau qu’il offrirait, au-delà des murs mêmes de la ville…
Lorsque nous l’avons rencontré, il était sur le départ pour une tournée dans son Midwest d’origine pour jouer le répertoire de son nouvel opus.