Portrait

Joanna Mattrey, le rituel et le geste

Portrait de la jeune altiste new-yorkaise Joanna Mattrey.


Il se passe quelque chose du côté des cordes, sur la scène étasunienne et plus particulièrement à New-York. On ne parle pas forcément ici des contrebassistes, dont on sait la profusion sur la scène jazz, mais plus sûrement des violonistes, des violoncellistes et des altistes, dans la lignée de Jessica Pavone et d’Erica Dicker qui ont offert des lettres de noblesse à leur instrument, notamment dans leur approche des techniques étendues depuis de nombreuses années. Ces modèles ont ouvert la voix à une jeune génération de musiciennes, parmi lesquelles l’altiste Joanna Mattrey fait l’objet de toutes les attentions.

Il est des noms qui reviennent peu à peu, puis avec insistance. C’est le plaisir du jeu de piste : la première fois que nous avons écrit le nom de Joanna Mattrey dans Citizen Jazz, c’était à l’occasion de la sortie du dernier album d’Anna Webber ; la saxophoniste n’est pas la seule à avoir remarqué le talent de la jeune new-yorkaise qui est passée comme Camila Nebbia au Banff Centre canadien en 2019 : l’altiste a joué dans le String Ensemble de Jessica Pavone (Brick & Mortar, 2019), mais aussi Henri Threadgill au sein de son Zooid, aux côtés du violoncelliste Christopher Hoffmann, un autre musicien important dans cette scène avant-gardiste qui évolue entre New-York, Washington et Chicago. C’est d’ailleurs avec Nebbia, dans le remarquable La permanencia de los ecos, que s’est révélée la certitude que Joanna Mattrey allait s’installer durablement dans nos oreilles, et qu’en cherchant dans les formats sophistiqués de labels aventureux comme Astral Spirit ou Relative Pitch, voire les K7 délicieusement rares de Notice Recordings, nous en saurions davantage.

Joanna Mattrey (dr)

Observer les collaborations et les influences revendiquées de Joanna Mattrey, c’est dresser une cartographie assez précise de la scène avant-gardiste des États-Unis. De celles qui n’hésitent pas à bazarder les étiquettes. Sur l’année 2023, on l’a entendue avec le guitariste Elliott Sharp dans un Chord assez sombre ouvert à toutes les dissonances. On n’est pas surpris non plus de la découvrir en duo avec la violoniste bulgare Biliana Voutchkova qui voyage en pays improvisé depuis de nombreuses années. Avant Like Thoughts Coming, on l’avait entendue avec Tomeka Reid ou encore Michael Zerang dans une configuration similaire. Le Field Recording, pleinement utilisé ici (les oiseaux de « Approaching Memory » n’en sont qu’un exemple), permet à Voutchkova de s’inviter sur le terrain de Mattrey, très sensible au spectre des sons élémentaires venant nourrir un récit.

L’exercice du duo permet à l’altiste d’imposer un son où la raucité de l’instrument est souvent exacerbée, profitant du temps long et d’un jeu très travaillé, volontiers très délié dans son approche, la tension prenant naissance dans cette capacité à fusionner les timbres avec son partenaire plutôt que de chercher la dureté et la vélocité. Un endroit où le geste a une importance cruciale et nourrit l’improvisation. Avec Sharp, l’urgence est l’œuvre du guitariste (« Sycophant »). En face, l’archet a l’approche d’un sculpteur qui accueillerait la matière brute pour lui donner un autre état. Elle le dit : « Je considère que le geste est un élément important de l’improvisation. C’est un moyen pour que les sons qui sortent du cadre traditionnel de la mélodie puissent faire partie de la narration. Il relie également le son comme l’expression au corps et à l’esprit, ce qui crée un lien direct de transmission entre les interprètes et le public. ».

Avec le multi-instrumentiste Steven Long, pur produit de Brooklyn, elle développe magnifiquement cette démarche dans le très beau Strider, paru également en 2023. Avec « EP », la démarche semble d’abord s’inverser, Mattrey jouant une mélodie fluide que les objets de Long perturbent. Plus loin, avec « Range », l’orgue de Long semble prolonger un archet devenu multiple, comme une source sonore profuse, qui transporte. Un voyage souligné par des sons lointains de field recording. Enregistré par Elliott Sharp, Strider offre un imaginaire tactile, très sensible, qui invite à l’écoute profonde, les yeux fermés.

Joanna Mattrey (dr)

La relation duale trouve son paroxysme dans son duo avec gabby fluke-mogul, autre nouvelle venue à suivre d’urgence dans cette génération de cordes. C’est une musicienne qu’on a déjà entendue avec Brandon Lopez ou Ava Mendoza. Les deux musiciennes parlent le même langage, aux confins de la musique écrite et du matériel improvisationnel, tout comme la violoncelliste franco-étasunienne Leïla Bordreuil, avec qui Joanna Mattrey enregistra un intéressant I Used To Sing So Lyrical en trio avec le contrebassiste Sean Ali, pour Astral Spirit. Il y a dans Oracle, ce premier duo, une approche brute, parfois assez violente de leurs instruments (« Trinity », court morceau coup de poing) où chaque partie de l’instrument évoque sa matière, du métal au bois en passant par le crin. Dans « The Switch », c’est l’amalgame entre un violoncelle transformiste jouant sur la tension de ses cordes et un alto toujours aux aguets qui crée une atmosphère inouïe, à la fois inquiétante et très poétique. Oracle est un disque intense, renforcé çà et là par l’usage du stroh, un violon d’Europe Centrale qui date du début du XXe siècle chez lequel la résonance des cordes est assurée par un cornet en pavillon qui ressemble à ceux des gramophones.

Ce son métallique proposé par le stroh (« The Owen ») est la grande affaire de Joanna Mattrey qui y a consacré un album solo entier, Dirge, offrant une vision tout à fait différente du travail de l’altiste, en puisant ses racines dans une musique traditionnelle fantasmée et cosmopolite. « Tryst » est un voyage dans une machine à remonter le temps cabossée qui fonctionnerait au pouvoir des sons. « En Caul » travaille le timbre particulier des cordes pour créer des tourneries de guingois. On est pleinement dans l’univers de Joanna Mattrey, qui invite sur ce disque quelques complices habituels, dont Steven Long.

C’est par Veiled, un album de 2020 paru chez Relative Pitch, que commence l’aventure soliste de Mattrey. Le disque est intense et radical, et débute dans un chaos de cordes que l’altiste va dompter avec ce calme et cette douceur qui éclosent dans la tension. Veiled est une colère apaisée, en témoigne « Stroh » qui annonce les méthodes à venir en jouant fort avec l’imaginaire, comme un chant qui va de l’Asie jusqu’au plus profond de la Méditerranée ; cette admiratrice des musiques traditionnelles cite parmi ses influences Nusrat Fateh Ali Khan ou la musique touareg. C’est globalement ce qui fait la césure avec le travail de Jessica Pavone, davantage objectivé par l’écriture : la musique de Joanna Mattrey s’empare du rituel et de la transe, cherche dans le son des vertus surnaturelles pour jouer et stimuler les sens. Un sentiment que l’on retrouve dans le fantastique « Come To Bury To Exhume » qui convoque de nombreux sentiments contraires dans la sympathie des cordes et ce tranchant métallique qui semble sonder l’âme.

Cette approche trouve son paroxysme dans le spectacle New Compositions for Improvisor, donné en 2021 et qu’elle propose en intégralité sur son site. La lecture de six pièces écrites par la fine fleur de l’avant-garde new-yorkaise est l’occasion pour Joanna Mattrey de se frotter à la musique de ses pairs. Outre « Mirage » de Leïla Bordreuil, on appréciera la lecture de « A Fleeting Once », le premier morceau de ce récital qui lui a été confié par le contrebassiste Nick Dunston. Sur cette vidéo, on peut apprécier ce goût pour le mouvement, notamment avec le très heurté « Dire Consequenzas » de Weasel Walter où l’altiste semble dans son jardin. Rien cependant n’égale « Weaver », une longue évocation de la chanteuse libanaise Fairuz qui plonge Joanna Mattrey dans ses racines [1] et plonge son improvisation, majoritairement au stroh, au plus profond de l’émotion, avec une implication rare. Avec cette performance et son plus récent solo Soulcaster où l’alto est préparé, ouvrant de nouvelles voies, Joanna Mattrey s’impose comme une musicienne incontournable et sans concession pour les années à venir.

par Franpi Barriaux // Publié le 12 mai 2024

[1Sa famille a quitté le Liban pour les USA dans les années 60, NDLR.