Entretien

Thomas de Pourquery

Un fils émancipé de Sun Ra

Thomas de Pourquery par Gérard Boisnel

Improvisateur impénitent, compositeur éclectique et inspiré, saxophoniste flamboyant, chanteur tout terrain mais surtout crooner de velours, Thomas de Pourquery, le Protée du jazz contemporain, a bien voulu répondre à nos questions, à l’occasion de son passage au festival Jazz à L’Étage à Rennes.

Thomas de Pourquery @ Gérard Boisnel

- Votre résidence à Jazz sous les Pommiers de 2011 à 2014 a été marquée par un jaillissement de créations : DPZ & the Holy Synths, Battle sous les pommiers, un duo inédit avec le pianiste belge Eric Legnini, un projet Crooner avec l’école de musique de Coutances, Viking, La Méga Soufflerie, Beautiful Freaks ! Beaucoup de festivaliers vous ont découvert à cette occasion et ont été conquis par votre univers. Et pour vous, qu’a représenté / que représente cette résidence ?

Avoir été choisi comme résident pendant 3 ans à Coutances a été une chance extraordinaire pour moi ! J’ai pu expérimenter, rencontrer des musicien.n.e.s magnifiques, pétrir le son de mes groupes, dans un écrin tel que ce grand Festival qu’est Jazz sous les Pommiers, c’était fou, inespéré ! Denis Le Bas et toute la dream team de JSLP forever .

- Vous parlez souvent d’un malentendu autour du personnage de Sun Ra : que représente pour vous cet artiste ?

J’ai toujours admiré Sun Ra dans toute sa splendeur, et j’ai toujours été triste que Sun Ra soit souvent incompris « à cause » de sa philosophie cosmique, et qu’on me parle de lui très souvent en le réduisant à un farfelu passionné d’extra-terrestres… On le prend trop souvent, par méconnaissance, pour un illuminé rigolo. Il est drôle parfois mais il ne rigole pas du tout.
C’est un compositeur de génie et un poète majeur, un pionnier de l’Afro-futurisme [1], et certainement le plus noble représentant de Vénus sur Terre. Je l’aime et l’aimerai pour toujours.

j’ai rêvé que je me promenais dans la musique de Supersonic

- En quoi la naissance de Sons of Love est-elle redevable à Sun Ra ?

Supersonic est né avec la musique de Sun Ra. Nous sommes issus de sa musique, du bonheur de jouer certains de ses chefs-d’œuvre. Mais avant de faire Sons of Love, je n’avais pas envie de faire un Play Sun Ra II, je ne voulais pas que Supersonic devienne un groupe de reprises...
En revanche, quand j’envisageais d’écrire de la musique pour le 2è album, je me disais : « Qui suis-je pour passer après un tel génie ?  » J’étais bloqué... Quand soudain, une nuit, j’ai rêvé que je me promenais dans la musique de Supersonic et, à mon réveil, j’ai découvert qu’il me fallait écrire des « prétextes ».

Dans la musique de Sun Ra que nous jouions, à part quelques merveilles mélodiques comme « Love in Outer Space » (1988), il y avait aussi beaucoup de « tourneries », de boucles de basses très répétitives, de lignes, de thèmes même, très répétitifs, un peu comme des terrains de jeu. Des prétextes à jouer, à improviser, à faire sonner le groupe. Je me suis donc mis à écrire des terrains de jeu pour mes amis.

- Vous parlez souvent de l’importance de l’amour chez Sun Ra. Alors, vous-même et vos compagnons, êtes-vous les fils de l’amour ?

C’est vrai que ce titre est venu parce qu’il avait plein de sens. Il définissait plein de choses. Les sons de l’amour, les enfants de l’amour et tous dans ce groupe, nous sommes des enfants de l’amour, nous avons été désirés. C’est aussi une déclaration d’amour à nos héros, quels qu’ils soient, dont Sun Ra, évidemment. Je dirais que si Supersonic devait avoir un père, ce serait Sun Ra. Et même plus : un père, Sun, et une mère, Ra ! Nous sommes tous mâle et femelle…

Supersonic par Michel Laborde

- Peut-on dire que vos compagnons de Supersonic constituent votre famille musicale ? Que vous apporte chacun de ces musiciens ?

Oui, on peut le dire, absolument !
J’ai rencontré Edward Perraud il y a très longtemps et nous nous étions juré de nous retrouver un jour ; c’est lui qui m’a présenté Frederick Galiay. Edward (batterie) et Fred (contrebasse) constituent nos fondations, notre socle. Un socle mouvant, parfois, mais c’est ce qui est bien.
Arnaud Roulin (piano, synthétiseurs) nous met en orbite, nous fait voyager dans l’espace intersidéral. Au piano et aux synthétiseurs, il a un son unique, magique, psychédélique. A eux trois, ils sont notre moteur et notre grand-voile.
Je suis fan de Fabrice Martinez (trompette) depuis toujours, je l’ai entendu la première fois au sein du Sacre du Tympan. Avec Laurent Bardainne (saxophone), il fait partie de mes plus vieux frères de musique, nous jouons ensemble depuis plus de 20 ans, on était encore des ados !

J’ai fondé ce groupe, j’en ai façonné le son et je ne veux pas en changer

Tous les trois, nous sommes la soufflerie, les petites girouettes en haut du mât. Nous sommes devant, nous lançons les mélodies, nous menons l’orchestre dans notre rôle de solistes. Mais, au-delà, nous avons une fonction de section. Nous jouons à trois cuivres, très souvent, nous improvisons à trois. Nous nous connaissons très bien et à trois nous avons développé un son particulier. Nous sommes à la fois portés par le moteur et la voile.
Plus particulièrement, Fabrice Martinez possède l’un des plus beaux sons de trompette que j’ai entendus. C’est un soliste incroyable. Il a une musique en lui, comme chacun d’entre nous. Son langage et sa façon d’improviser sont très personnels. Laurent a un son, un discours de chanteur qui viennent du plus profond. C’est un être tellurique.
Et puis, il y a un septième homme dans le groupe, c’est notre ingénieur du son, Arnaud Pichard. Il nous suit partout, nous lui devons beaucoup. Bientôt, il assurera nos premières parties au piano. C’est un scoop !

- Qui pourriez-vous ajouter à cette famille de cœur ?

Mes plus ancien.n.e.s complices sont des spéci(wo)mens comme David Aknin, Sylvain Daniel, Jeanne Added, Fred Pallem, Daniel Zimmermann, Mathieu Jérôme, Philippe Gleizes, Médéric Collignon, Andy Emler, Éric Échampard, Claude Tchamitchian, Eve Risser, Babx, Sandra Nkaké… et plus largement la musique est une immense famille de cœur. Nous sommes très, très nombreuses et nombreux à nous connaître et nous aimer sans nous voir très souvent, si heureux de nous retrouver au hasard des tournées ! C’est une des chances merveilleuses de faire ce métier, de rencontrer et retrouver des gens qu’on aime, souvent, partout.

Thomas de Pourquery à Jazz à L’Étage 2019 @Jean-François Picaut

- Quel avenir pour Supersonic ? Et quel avenir pour vous après l’immense succès auprès de la critique et du public aussi bien pour Play Sun Ra [2] que pour Sons of Love [3] ?

Nous continuons activement avec Supersonic. J’ai fondé ce groupe, j’en ai façonné le son et je ne veux pas en changer. Nous continuons mais sans Sun Ra. Sons of Love déjà, c’est ma musique. Sun Ra reste notre père mais, comme il est souhaitable que tous les enfants le fassent, nous nous sommes émancipés de sa tutelle. Sun Ra est un élément fondateur, avec d’autres, de notre musique. Nous lui vouons toujours un amour énorme mais nous ne le jouons plus sur scène.

Nous sommes les acteurs et nous avons fait la B.O d’un film qui s’intitule The Bride, réalisé par le grand Vincent Paronnaud (Persépolis, Poulet aux Prunes…). Et je vous recommande vivement le vinyle collector de la B.O du film que nous venons de sortir chez Label Bleu !
Et puis fin mars, nous avons une nouvelle rencontre avec des musiciennes et musiciens, danseuses et danseurs du Congo. Travail que nous allons poursuivre dans les mois qui viennent avec une création à la clef, où il y aura beaucoup d’invité.es. Et puis nous avons encore quelques tournées en France et à l’étranger cette année avec notre set Sons Of Love.
Nous sommes comblés !

par Jean-François Picaut // Publié le 21 avril 2019
P.-S. :

Supersonic : The Bride

[1Courant littéraire et artistique qui explore les rapports des cultures africaine et afro-américaine avec des éléments de science-fiction ou du réalisme magique

[2Quarks Records, 2014, distingué « album de l’année » aux Victoires du Jazz la même année.

[3Label bleu / L’Autre Distribution, 2017.