Chronique

Christophe Marguet

Itrane

Sébastien Texier (as), Bruno Angelini (p), Mauro Gargano (b), Christophe Marguet (dm)

Label / Distribution : Le Chant du Monde

Point n’est besoin d’une longue introduction aux disques de Christophe Marguet, musicien bien connu des amateurs de jazz français. Ce batteur aimant à se réclamer de l’école de Paul Motian, il ne fut pas étonnant de le voir devenir en 1997, à l’instar de son maître spirituel, leader et compositeur avec la publication d’un premier album appelé comme le trio réuni pour l’occasion, Résistance poétique.

Christophe Marguet est fidèle. Il ne manque jamais une occasion de rappeler l’importance de la qualité des rapports qui unissent les musiciens. Cet aspect de sa personnalité se traduit par des collaborations au long cours avec des complices comme Sébastien Texier, qu’on retrouve sur presque tous ses disques, depuis l’initial trio jusqu’au présent Itrane, le sextet Reflections de 2003 faisant seul exception à cette règle. Ce sextet est d’ailleurs une exception à double titre, puisque c’est le seul disque de Marguet qui ne comporte pas le séminal trio « Sébastien Texier – Basse – Batterie », qui s’impose comme noyau de ses créations.

Fidélité pourrait signifier creusement obsessionnel d’un même sillon, avec le risque de se répéter. Or, qui parcourt sa discographie voit tout le contraire. Le trio initial lui permettait de démontrer l’habileté de sa plume, l’étendue des climats et des styles employés (depuis les morceaux où plane un simple chant, comme « La marche du poète », jusqu’aux épisodes agités digne du free jazz (« Envol »), l’équilibre entre le rôle des trois musiciens, et la large palette de couleurs produite par sa batterie. Sur Les correspondances publié par Label Bleu en 1999, le ténor de Bertrand Denzler donnait une puissance supplémentaire à la musique, parfois en la soutenant d’ostinatos dans le registre grave, parfois en la déchirant de fulgurances.

C’est quatre ans plus tard que paraît son dernier album chez Label Bleu, Reflections, un sextet à l’instrumentation originale puisque s’ajoutaient aux saxophones alto et baryton du célèbre « hurleur » Daunik Laszro et aux bugle et trompette d’Alain Vankenhove les deux guitares de Philippe Deschepper et Olivier Benoît et, originalité supplémentaire, le tuba de Michel Massot. Ce combo inédit se promenait quelque part entre le free européen et les recherches du M-Base en passant par les happenings nippons du Miles Davis d’Agharta.

L’année 2006 fut celle d’Ecarlate, paru au Chant du Monde. Une fois de plus, nouvelle formation avec ce quartet où la guitare d’Olivier Benoît rejoint le trio de base. Et là encore, changement d’ambiance, avec un tissu musical plus dense, plus complexe peut-être, une couleur moderne, voire urbaine parfois, où l’influence principale n’est pas le jazz.

Quels changements allaient apporter Itrane puisque, pour notre homme, il n’y a création que dans le renouvellement ? Certes, le quartet réuni est ultra-classique puisque c’est celui de Coltrane - sax, piano, basse et batterie -, un des phares qui guident les pas de Christophe Marguet vers son idéal, celui de musiciens unis dans la vie par de vrais liens et qui, en scène, ne forment plus qu’un seul son…

Pour Marguet, ce qui est nouveau ici c’est l’apparition d’un piano sous les doigts de Bruno Angelini, aux côtés une fois encore du récurrent « Sébastien Texier Trio ». Ce qui change aussi, c’est le bassiste, Mauro Gargano. Hormis Olivier Sens, présent sur les deux premiers albums, le bassiste change à chaque disque. Le batteur n’aurait-il pas encore mis la main sur celui ou celle qui formerait avec lui la section rythmique de ses rêves ? Il faudra bien que sa route croise un jour sur un de ses propres disques, celle de Claude Tchamitchian, avec qui il a déjà formé la paire rythmique sur des disques de Claude Barthélémy et Eric Watson.

Surprise ! Ce quartet est baptisé Résistance poétique comme le trio des débuts ! S’agirait-il d’un disque où serait parcouru un territoire déjà visité ? Hypothèse tentante, d’autant que Christophe Marguet envisage Itrane comme un « Retour ». Un retour à la mélodie, au chant, à une importance accrue de l’harmonie, et aussi au jazz, ce qui pourrait expliquer l’emploi d’une formation aussi classique.

Ce retour annoncé à la mélodie ne surprendra pas ceux qui suivent le parcours de Marguet. A un journaliste qui l’interrogeait sur son travail de compositeur, il avouait se considérer davantage comme un mélodiste. Et il est vrai que son jeu si attentif aux couleurs, aux interactions, beaucoup plus conçu comme une toile de fond que comme un moteur, trahit un goût pour ce qui se chante et se retient.

Et s’il y a bien une chose qui se chante et qui se retient, c’est « Itrane », le thème qui a donné son nom à l’album et en est la première plage. Les amateurs de jazz auront été nombreux à supposer une quelconque évocation informatisée du génie du saxophone, un I-Trane à copier dans son I-Pod ! Il n’en est rien. Itrane pour un berbère, ce sont les étoiles, et ce morceau traduit l’expérience à la fois sensuelle et mystique ressentie par son auteur au cours d’une nuit dans le désert. L’évocation est saisissante : Sébastien Texier expose à l’alto une longue et très belle mélodie qui vient se poser calmement sur des touches de cymbale et un tranquille ostinato du piano. Il y a dans l’extrême simplicité de ce thème un peu de la nudité du désert, du mystère de la nuit. Il y a aussi de l’extase dans la façon dont ce chant se déploie, dont ce chant monte ; et l’on se dit que décidément, la musique creuse le ciel. On se permettra de donner un conseil d’écoute : après une si marquante entrée en matière, il est recommandé de faire une pause afin de laisser la musique s’éteindre doucement au fond de l’âme, comme la clarté des étoiles dans la pâleur naissante du jour. Il sera bien temps, plus tard, de partir sur la fausse piste d’« Angels », début de ballade promptement interrompu par les échanges librement animés de la clarinette et du piano. Ceux qui veulent de l’action en auront avec la longue et dynamique introduction sur toms et caisse claire de « Deep Soul », morceau dédié à Henri Texier et au cours duquel les instruments apparaissent un par un. Le leader nous propose un autre solo de batterie sur « Modern Roots », dédié à Steve Swallow, qui fut le directeur artistique des débuts. Un morceau dédié à un tel artiste ne saurait être conventionnel : il se conclut par un solo de piano qu’on attendrait davantage au début d’une pièce, en exposition de thème.

On retrouve ensuite un peu du calme des grands espaces avec « Extase Violette », autre chant née d’une plume douée, ample mélodie que la clarinette fait contraster avec le flux tumultueux quoique sotto voce qui naît des balais du leader. C’est le côté lyrique de cet album ; on le retrouve d’ailleurs sur « Vers l’automne », où la simplicité du chant contraste avec l’agitation de l’arrière-plan dressé par Mauro Gargano, dont la participation est un solo permanent. Lyrisme encore sur « Flowers », une ballade très jazz, ainsi que dans la simple et belle mélodie des deux derniers morceaux, une forme de suite autour d’un thème intitulé « Hymne ».

Du chant avant toute chose, pourrait clamer Christophe Marguet. Programme respecté à la lettre sur Itrane, bel album par l’écriture, mais aussi par l’homogénéité d’un quartet où chaque intervention nourrit la musique plutôt que l’ego. L’expérience du compositeur et la sûreté des musiciens permet une justesse de proportions qui donne à cette musique l’apparence du naturel et la rend accessible à un large public, qu’elles qu’en soient les complexités sous-jacentes.

Christophe Marguet nous a confié son désir de mener ce quartet le plus loin et le plus longtemps possible, de lui offrir maintes occasions de se produire sur scène. Souhaitons-le, pour lui et pour nous.