Portrait

Dix ans de jazz en Espagne

Un panorama dressé par la revue Cuadernos de Jazz.


Cet article paru dans le numéro de juillet / août 2000 de la revue Cuadernos de Jazz dresse un panorama récent du jazz dans la péninsule ibérique.

Reproduction avec l’aimable autorisation de Cuadernos de Jazz.

Traduction par Juan-Carlos Hernandez
avec la participation de Sophie Chambon.

Pour le jazz espagnol, les années 90 marquent l’adieu à Tete Montoliu, une référence indiscutable à notre meilleure tradition, mais aussi l’apparition de jeunes musiciens provenant des régions les plus diverses, qui dialoguent sans complexe avec les plus grands de la scène internationale.

Un bilan qualitatif et quantitatif du jazz espagnol sur les dix ans qui viennent de s’écouler montre la plus grande croissance de son histoire : nous assistons aujourd’hui à l’ arrivée du nouveau millénaire avec orgueil et optimisme. Après de longues années d’évolution, notre jazz, nourri aujourd’hui de sa vive mémoire, compte des maîtres au savoir encyclopédique et au talent certain, qui travaillent dans le souvenir de grands soirs et la promesse de rêves à venir. Au cours de cette décennie et presque sans nous en apercevoir, notre jazz est devenu adulte, et conscient de son histoire. L’avenir plein d’espoir se conjugue d’ores et déjà au présent.

Ce jugement positif, auquel ne souscriront jamais les esprits chagrins, doit se comprendre dans la perspective du passé. L’évolution de ces dix dernières années a conduit à une heureuse réalité, la plus grande croissance de l’histoire du jazz de ce pays. Un chiffre l’atteste : l’augmentation du nombre de musiciens professionnels de jazz a été spectaculaire, le dernier « Guide Professionnel du Jazz » recense 650 interprètes. Ce constat n’aurait de valeur s’ il ne s’accompagnait d’une maturité créative et professionnelle, de l’intégration de ce courant musical dans les différentes strates culturelles de la société espagnole, et enfin de sa diffusion et de sa reconnaissance hors frontières. Le développement considérable de l’industrie musicale, le soutien du public en général sont les autres facteurs décisifs expliquant le succès de cette musique dans notre pays.

L’explosion du jazz est garantie par la qualité et la générosité que démontrent nos musiciens dans leurs créations. Nos artistes investissent désormais les scènes, dotés d’une formation et d’une technique solides, ils affirment une réelle maîtrise des différents langages du jazz et osent désormais imposer leur travail.

Avant d’analyser l’évolution du jazz espagnol de ces dix dernières années, signalons que cette occurrence dans l’espace et le temps n’obéit pas à des facteurs isolés, surgis inopinément, mais à des mouvements musicaux et sociaux complexes et interactifs.

Ainsi, on peut observer deux phases bien distinctes dans ce processus.

Le début des années 90

Au début des années 90, nos musiciens se sont rendus à l’évidence : pendant des années, ils s’étaient astreints à un apprentissage laborieux du jazz, formateur certes, mais qui les tint éloignés de leurs véritables préoccupations. L’improvisation est en effet, une des qualités essentielles du jazz et nos musiciens ont mis un certain temps à intégrer cette notion. S’il est vrai que ce fut une étape aussi nécessaire qu’enrichissante, les jazzmen espagnols de l’époque n’ont fait qu’ imiter et reproduire le modèle nord-américain tout en délaissant leur identité propre. Il n’est qu’à considérer la liste des œuvres enregistrées pendant les années 70 et 80…

Seuls Jorge Pardo et Chano Domínguez figurent parmi les rares musiciens qui ont vécu cette époque en essayant de réaliser une synthèse avec la tradition européenne. Suivant une trajectoire artistique cohérente, impeccable, ils ont modelé un langage jazz cent pour cent ibérique, étiqueté par la suite « jazz-flamenco ». Même si ce nouvel archipel avait déjà été abordé par des musiciens étrangers, comme John Coltrane, Miles Davis, Chick Corea ou par des Espagnols comme Tete Montoliu et Pedro Iturralde, ce furent en effet le pianiste andalou Chano Domínguez et le saxophoniste, flûtiste madrilène Jorge Pardo qui lui donnèrent un sens véritable. En effet, ils ne se limitèrent pas à combiner les genres mais ils créèrent une esthétique personnelle, nouvelle et indivisible, où rumba et solea sont jazzifiées tout en évoquant la mémoire d’Ellington ou de Monk au rythme de bulerias . Le goût du public pour le jazz-flamenco de Pardo et Domínguez, la richesse du contenu musical, la beauté de cette forme d’expression ont ainsi réveillé la scène espagnole : cette « contamination » artistique a suscité par la suite l’intérêt commercial des producteurs discographiques ainsi que des promoteurs et programmateurs des milieux culturels.

Les deux musiciens s’étaient déjà approchés de ce concept dans des projets antérieurs mais la consécration survint avec la publication des disques de Pardo A mi aire (Nuevos Medios, 91), Las cigarras sont quizá sordas (Nuevos Medios, 92) et Veloz hacia su sino (Nuevos Medios, 93). Quant à Chano (Nuba, 93) il fit connaître Domínguez.

Ils finirent par enregistrer ensemble l’album au titre révélateur 10 de Paco (Nuevos Medios, 95). Ensuite, le pianiste andalou prolongea l’expérience avec Hecho a mano (Nuba, 96), En directo (Nuba, 97) et Iman (Nuba, 2000) et le saxophoniste madrilène avec 2332 (Nuevos Medios, 97).

Pendant ce temps, d’autres musiciens suivirent des itinéraires artistiques similaires. Le bassiste Carles Benavent ( Agüita que corre et Fénix , Nuevos Medios,en 95 et 97), le guitariste Chema Sáiz ( Mi carro , SRP Discos, 97), le pianiste Pedro Ojesto ( Lo mejor que tengo , Alía, 98), le guitariste Angel Rubio ( JazzHondo NMP, 98), le groupe Addax composé de Kike Perdomo, Francis Posé et José Vázquez « Roper » ( Pá mi gitana , Fresh Sound WJ, 99), les batteurs et percussionnistes Guillermo Mc Gill ( Los sueños y el tiempo , El Europeo, 99), Marc Miralta ( New-York Flamenco Reunion , Nuevos Medios, 2000) et Tino Di Geraldo ( Burlerías et Flamenco lo seras tú , Nuevos Medios, 94, 97) ou le flamboyant contrebassiste Javier Colina. Et pour confirmer la bonne santé du jazz-flamenco, le tandem Michel Camilo-Tomatito vient d’éditer Spain (Lola Records, 2000) et le trio Pardo-Benavent-Di Geraldo El concierto de Sevilla (Nuevos Medios 2000).

Le succès de ces disques entraîna une participation de plus en plus importante des jazzmen espagnols dans les festivals ou concerts. L’ influence de la musique espagnole se développa considérablement et tous les secteurs de l’industrie musicale se découvrirent de formidables enjeux dans le monde du jazz. C’était une formidable opportunité de reconnaître enfin ces musiciens à leur juste valeur. Il suffisait simplement d’ouvrir les yeux pour découvrir ces nouveaux talents !

Dans la première moitié des années 90, le saxophoniste Perico Sambeat grava Punto de partida (EGT ,91) avec Tete Montoliu et Wallace Roney, Uptown Dance (EGT, 92) avec Mike Mossman et Ademuz (EGT, 94) avec Mark Turner et Brad Mehldau dans ce qui serait le juste prologue de la série New-York Barcelona Crossing en fin de décennie ; Iñaki Salvador fit valoir ses talents de pianiste dans les oeuvres du contrebassiste Gonzalo Tejada ( Ziklo 1, Jazzle, 91) et des saxophonistes Victor de Diego ( Speak Low , La Colleció del Taller, 93) et Andrzej Olejniczack ( Catch , Eljar, 94). Ces disques peuvent être considérés comme un préambule à ses propres travaux « Bi Taupada-Latidos » (IZ, 97) et Jazz & Zinea (Lagin, 97) ; le guitariste Joaquín Chacón publia San (Fresh Sound NT, 95) après avoir participé avec Solar à Dentro (Nuba, 92) ; Ximo Tebar signa avec une major grâce à son disque Son Mediterráneo (Warner, 95) ; et des formations orchestrales telles que le Big Band del Foro, del Taller de Músics ou l’Iruña Big Band réunirent dans leurs rangs un grand nombre de talents dispersés jusque là.

Parallèlement, des vieux « briscards » comme Pedro Itturralde, Vlady Bas, Lluis Vidal, Joan Albert Amargós, Horacio Icasto, Max Sunyer, Carlos Gonzãlez ( Sir Charles ) ou Pedro Ruy Blas réapparurent alors sous les feux de la rampe nous faisant alors profiter de leur expérience précieuse et sophistiquée.
Quant à Tete Montoliu , il restera toujours une figure exceptionnelle, hors norme.

La jeune génération ou la « génération Naranjito »

Pendant qu’aux Etats-Unis se révélaient The Young Lions , en Espagne, la scène espagnole commençait à recueillir les fruits du travail d’un groupe de musiciens engagés et surdoués : la Génération Naranjito . La boucle était bouclée et après des années d’ efforts, venait enfin le temps des moissons. Citons pour exemple :
Le jeune pianiste Albert Sanz, Prix SGAE de Jazz Tete Montoliu, est appelé à être un des grands ambassadeurs du jazz ibérique avec cet album lucide signé en compagnie du contrebassiste David Mengual, Des d’aquí (Sachtmo Jazz Records, 99).
Mengual, pour sa part, a fait résonner avec des résultats surprenants son instrument dans Monkiana (Fresh Sound NT, 97), élu meilleur disque de l’année par la critique du magazine Cuadernos de Jazz
Le pianiste valencien Polo Ortí, installé à Tenerife a « confié » quelques unes de ses compositions à Gary Burton et Pat Metheny (rien que cela), et son travail figure aujourd’hui dans Polo (Producciones Sorondongo, 98).
Le saxophoniste José Luis Gutiérrez a créé une appelation jazz castillan d’origine controlée dans Núcleo (Fresh Sound NT, 98) et son 2ème album El ojo de la aguja est déjà dans les bacs.
Le barcelonais Albert Bover a atteint des sommets pianistiques dans « Old Bottle, New Wine (Satchmo Jazz Records, 99).
Les frères Jordi et Mario Rossy, sous la tutelle de Brad Mehldau, ont montré au monde entier la nouvelle dimension du jazz espagnol.
Les saxophonistes basques Mikel Andueza, Iñaki Askunce, Ion Robles et Gorka Benítez ont augmenté avec succès leurs discographies respectives.
Le trompettiste Benet Palet et les batteurs Xavi Maureta et Marc Miralta ont prêté leurs talents percussifs à tout jazzman qui posait le pied sur le sol catalan.

La liste des nouveaux talents est encore longue, et il convient de rappeler que n’ont été cités dans cet article que les exemples les plus frappants. Aussi, ne faudrait-il pas oublier les apports considérables de musiciens étrangers résidents ou de passage dans notre pays : Fabio Miano, Joshua Edelman, Malik Yaqub, Bobby Martínez, Bob Sands, Andrzej Olejniczak, Robert Borde, James Kashishian, Ove Larsson, Horacio Fumero, Jeff Jeromalon, Carlos Carli, Nirankar Khalsa, Peer Wyboris ou les toujours regrettés Jean-Luc Vallet, Dave Thomas et Lou Benett. Eux aussi ont participé de façon remarquable à l’histoire récente du jazz en Espagne.

L’industrie, le public et le jazz

Au cours des années 90, et parallèlement à la créativité des jazzmen espagnols, l’industrie du disque jette ses vues mercantiles sur l’univers du jazz. Pendant que les distributeurs indépendants et les multinationales augmentent généreusement leurs offres de disques de jazz, les labels ont compris l’intérêt d’ouvrir leurs portes à nos créateurs. Selon l’étude SGAE sur les habitudes de consommation culturelle (Ediciones Autor), 2,5% des Espagnols achètent régulièrement du jazz, 0,5% de l’opéra et 37,1% du pop-rock. Le travail effectué par les labels catalans Fresh Sound, Colleció del Taller et Satchmo Jazz Records ainsi que par les madrilènes Nuevos Medios et Nuba Records aura sans doute été décisif.

Cette étude, élaborée à partir de 25’000 entretiens, compare aussi les habitudes des Espagnols en matière de fréquentation de concerts. Il s’avère que 2,9% de la population assiste régulièrement à des festivals ou des concerts de jazz. Toutes les villes du pays proposent aujourd’hui dans leur programmation culturelle du jazz, offre encouragée par un public minoritaire certes mais qui se révèle intelligent et sélectif. Paradoxalement, les institutions en place sont loin d’appuyer les projets culturels comme ce fut le cas pendant les années 80. Leur participation ne se traduit que par de maigres subventions ponctuelles. Signalons qu’un ambitieux Orchestre National de Jazz vient de se créer sans aucun fonds publics. En ce qui concerne les sponsors privés, ceux-ci ne se manifestent que lors de grands événements.

S’agissant des festivals et indépendamment des rendez-vous « consacrés » de Getxo, Vitoria, San Sebastían, Lleida, Madrid, Terrasa, Barcelone, Granada ou Malaga, cette décennie a accueilli des événements d’une importance considérable comme la Mostra du Jazz Européen de Barcelone , La Tribune du Jazz 1992 - Madrid Capital Européenne de la Culture » ou les Mostras de Jazz pour Jeunes Interprètes de l’Institut de la Jeunesse où se sont illustrés la quasi-totalité de nos créateurs.
Les programmateurs de festivals invitent de plus en plus de musiciens espagnols à se produire. C’est ainsi que la participation étrangère s’est réduite jusqu’à 41,8% dans certains cas. Un chiffre, dont nous n’aurions jamais osé rêver il n’y pas si longtemps encore. Concernant la programmation des clubs de jazz, les Espagnols sont largement majoritaires.

Nous devons encore souligner le travail formidable des nombreuses écoles ou associations de jazz ; « El Taller de Músics », l’ « Aula de Música Moderna i Jazz de Barcelona », « Jazzle de San Sebastían », « El Taller de Músicos », « Las Escuelas de Música Creativa y Nuevas Musicas de Madrid », « Estudio Escola de Música de A Coruña » et « Sedajazz de Valencia » en ce qui concerne le volet éducatif ; et l’ « Associació de Músics de Jazz i Música Moderna de Barcelona », Músicos Asociados de Euskadi », l’ « Asosiación de Musicós de Jazz y Músicas Minoritarias de Madrid, la « Asociación Profesional de Músicos de Jazz y Músicas Creativas de la Comunidad Andaluza » et l’ « Asociación Valenciana de Músicos de Jazz y Músicas Creativas », au niveau juridico-professionnel.
Ajoutons à ce palmarès la constitution, l’an dernier, de la « Federación de Asocianones de Músicos de Jazz y Música Moderna del Estado Español » qui défend les droits de plus de 700 musiciens adhérents provenant des communautés madrilènes, catalanes, valenciennes et andalouses.

Pour finir, on peut qualifier d’acceptables la relation entre le jazz et les médias durant la dernière décennie. En effet, tous les quotidiens nationaux et provinciaux comptent désormais dans leurs pages culturelles des espaces dédiés au jazz. En ce qui concerne les magazines spécialisés, la bonne nouvelle fut la naissance, en même temps que Cuadernos de Jazz , pendant les années 90 de Más Jazz, dirigée à l’origine par Javier de Cambra et par Manuel I. Ferrand actuellement.
Malheureusement le grand magazine Jazzology, dirigé par l’excellent Josep Ramón Jové, a disparu.

Cependant en dépit de la programmation accrue de concerts ou festivals de jazz, les différentes radios de diffusion nationales n’ont guère changé leurs habitudes. Signalons quand même la très ancienne émission de Juan Claudio Cifuentes Cifu . Jazz porque sí est passé de Radio Cope à Radio Clásica et à Radio National de España-Radio 3 et s’appelle maintenant A todo jazz .
On peut écouter Rafael Fuentes dans Jazztamos aquí sur M-80 et Jazz de Media Noche sur Sinfo Radio) ou Javier Dominguez dans Bulevar del Jazz sur Canal Sur Radio.

A la télévision la disparition de l’emission Jazz entre amigos de TVE que présentait brillamment Cifu, montre le désintérêt de ce media pour le jazz .

Longue est encore la route…
Une chose est sûre : lors de cette dernière décennie, le jazz espagnol a réussi à s’imposer. Sans complexe et avec une certaine fierté. Pour mieux analyser cette situation, il suffira au lecteur de comparer les rubriques News, Interviews ou Chroniques de disques des premiers et derniers numéros de Cuadernos de Jazz .
Faites-le, vous serez surpris
Agréablement, bien sûr …..

Dix disques sur dix ans

 Titre disque Auteur et label

1989 Orain Iñaki Salvador Trio (Elkar)
1990 Anís del Gnomo Ximo Tébar (Difusió Mediterránea)
1991 Punto de partida Perico Sambeat avec Tete Montoliu et Wallace Roney (EGT)
1992 Las cigarras son quizá sordas Jorge Pardo (Nuevos Medios)
1993 Chano Chano Domínguez (Nuba)
1994 When I Fall in Love Brad Mehldau & Mario et Jordi Rossy (Fresh Sound)
1995 10 de Paco Jorge Pardo et Chano Domínguez (Nuevos Medios)
1996 Hecho a mano Chano Domínguez (Nuba)
1997 Monkiana - Tribute to Monk David Mengual (Fresh Sound NT)
1998 Núcleo José Luis Gutiérrez (Fresh Sound NT)
1999 Des d’aquí Albert Sanz et David Mengual (Satchmo Jazz Records)