Scènes

Du Bleu en Hiver à Tulle, 13° édition

La belle bleue


Du Bleu en Hiver

Tulle maintient son cap : faire résonner en Corrèze les sons de la scène jazz d’aujourd’hui, dans toute sa diversité. De « Freaks » à Nox.3 & Linda Oláh en passant par Leïla Martial et « Petite Vengeance ». Et autres...

La déclinaison des bleus est chose relativement facile, même à s’en tenir aux poètes, écrivains et autres manieurs de langue. Correspondances ! D’autant que pour venir de Bordeaux à Tulle, il en faut trois. Quel entrain ! J’en propose une dernière, chanson de Michel Fugain, que vous pouvez écouter ici (et j’ignore qui est l’auteur du superbe contrechant de saxophone, encore un jazzman sans doute).

Du Bleu, avec carnet de notes chinois
Photo Philippe Méziat

Il n’est pas jusqu’à la spiruline qui ne me fasse signe, sous forme d’une boisson bleue absolument parfaite de structure, de parfum et de pétillance. À deux pas de l’hôtel. Et à quatre pas de la salle Latreille où l’on se retrouve pour bavardages, repas et concerts gratuits. À midi trente le 27 janvier, c’est l’étape tulliste de leur tournée « Jazz Migration » pour Nox.3 & Linda Oláh. Après la balance, avant le concert (qui fit taire les plus bavards), Linda place et chauffe sa voix sur « Monica Waltz ». [1] J’en profite évidemment pour entrer en contact avec elle : la conversation circule autour de la Scandinavie, nous sommes d’accord pour trouver une qualité (parmi d’autres) à la Finlande et aux Finlandais, soit une façon bien à eux de résister au plombage du ciel et du climat. « Oui, me dit-elle, ils ont même un mot pour ça, pour désigner cette forme de résilience, c’est le mot sisu ». À prononcer comme « six sous ». Et moi d’expliquer à Linda les connotations françaises de l’expression.

Elle parle un français impeccable. Arrivée en France grâce au dispositif Erasmus, elle a passé un an au CNSM, en est sortie brillamment et a transmis le relais à... Isabel Sörling. Sans compter, nous dit-elle, que la France lui aura permis d’asseoir son travail et sa jeune carrière, dont témoigne le parcours de son site, vivement conseillé. Standards de jazz, travail en big-band, improvisation sous toutes ses formes : elle sait tout transfigurer en musique naissante, et avec le sourire. Au sein du trio/quartet des Nox (Rémi, saxophones et FX, Nicolas, batterie et électronique, Matthieu Naulleau (p et FX), Valérian Langlais (son) elle offre d’une certaine façon toutes ces faces, du chant déployé à la texture, des textes à la ritournelle, comme le disque (sorti le 2 février) en témoigne : Inget Nytt., qui veut dire « Rien de nouveau », s’écoute avec un un ravissement lié à la diversité de ses agencements sonores et de ses climats, de l’improvisation apparemment radicale aux pièces intégralement écrites. « Rien de nouveau, mais à chaque fois c’est différent », comme ils disent - une formule qui les rattache au « jazz » bien entendu. C’est déjà tellement bien agencé et porté qu’on se demande ce que ça va devenir au terme de la tournée. Sans compter une fraîcheur (une jeunesse) dans l’approche qui surprend encore le vieux briscard des scènes que je suis. Ces musiciens (il y en a beaucoup d’autres dans le monde) vous maintiendraient en vie quand bien même la pulsion de mort vous titillerait. Parfois. Affirmation, quand tu nous tiens !

Photo : Valérian Langlais

« Freaks » c’est pareil. En tous cas c’est la même intention, et bien des points communs aussi dans la communication, léchée, réfléchie, juste, drôle. Sauf que, pour le public, c’est moins évident, parce que les risques sont peut-être encore plus grands. Sans en avoir l’air, et sous prétexte d’un projet « rock » (ne lésinons pas sur les mots), Théo Ceccaldi ose aborder le thème (récurrent dans le collectif Tricot) de l’amour, ici sous son versant le plus proche du réel : le sexe, ses triomphes et ses échecs - impayable chanson sur la mollesse - voire son élévation paradoxale vers la question de Dieu. On sait qu’avec l’amour physique, justement, c’est une question interdite. Musicalement, Freaks alterne périodes déchaînées et moments suspendus, survoltage et planning, et s’impose comme une formation majeure du violoniste. Nous avions assisté à la création à Orléans, l’évolution de la musique et du groupe est flagrante et va dans un sens digne de captiver un auditoire, à condition que l’on veuille bien laisser ses préventions « morales » au vestiaire. Après tout, les « freaks » sont faits pour choquer, surprendre, voire provoquer des hoquets. Il faut accepter le parcours, même s’il semble parsemé de brûlots. « Freaks » c’est Théo Ceccaldi (violon), Valentin Ceccaldi (cello, b), Benjamin Dousteyssier (anches), Quentin Biardeau (anches, electronics), Giani Caserotto (g) et, fil rouge du festival, Etienne Ziemniak (dm).

Belles retrouvailles avec « Petite Vengeance », un duo que nous avions beaucoup aimé au moment de sa sélection dans le cadre de « Jazz Migration ». La forme du concert (le public est sur la scène avec les musiciens, jauge réduite, le concert est doublé) invite à un dialogue tel que l’on a du mal à se séparer d’eux, et que les rappels pourraient ne jamais s’arrêter ! Raphaël Quenehen (ts, ss, voix) et Jérémie Piazza (dm, voix) font partie du collectif rouennais des « Vibrants Défricheurs », et invitent à un voyage où des chansons latino-américaines viennent conclure un set énergique, mi-ironique, mi-sérieux, toujours très tonique.

J’ai rendu compte par ailleurs des concerts de Leïla Martial et Baa Box et de Naïssam Jalal & Rhythms of Resistance. L’un comme l’autre, pour des raisons diverses et dans des climats musicaux bien différents, m’ont semblé avoir beaucoup profité du temps qui aura été donné à leurs auteurs pour peaufiner leur musique.

Leïla Martial et Pierre Teyreygeol

Cette 13° édition du « Bleu en Hiver » prélude à une refonte du paysage culturel de la Corrèze, au sens où Tulle et Brive (Scènes Conventionnées) vont fusionner dès la rentrée pour devenir une Scène Nationale. Le festival prendra des formes différentes, il s’inscrira sans doute dans des lieux séparés, mais il sera maintenu et sans doute renforcé. C’est une bonne nouvelle pour le département, et pour la région Nouvelle Aquitaine, qui n’est pas si riche en manifestations de cette qualité.

par Philippe Méziat // Publié le 18 février 2018

[1L’un des thèmes fameux du disque en duo de Monica Zetterlund et Bill Evans