Scènes

La tournée des tourne-disques à Tours

Rencontre réussie entre Yoshihide, Škrijelj et Malmendier pour une tournée qui débute au Petit Faucheux


Yoshihide, Škrijelj et Malmendier, photo Rémi Angéli

Formation de circonstance qui s’avère une réussite, le trio Ōtomo Yoshihide, Émilie Škrijelj, Tom Malmendier traverse la France pour une tournée qui enchante toutes les personnes se trouvant sur son passage. Date d’ouverture à Tours, première du trio et radicale entrée en matière.

Ōtomo Yoshihide, photo Rémi Angéli

On doit à Antoine de la Roncière l’initiative de ce trio. Pour donner suite, l’année dernière à la tournée française du Dave Rempis Percussion Quartet (dont nous avions rendu compte ici) qui permettait de mutualiser les moyens nécessaires à la venue du groupe et aux acheminements d’une salle à l’autre, le programmateur du Petit Faucheux a souhaité inventer de toutes pièces un trio [1] en réunissant de manière totalement inédite deux platinistes émérites, l’un porte-étendard de l’instrument depuis de nombreuses années, particulièrement au Japon dont il est originaire, et l’autre, au savoir-faire confirmé, installée dans l’Est de la France, aussi à l’aise avec le scratch qu’avec un accordéon, c’est dire l’étendue de ses capacités.

Ōtomo Yoshihide donc, et Émilie Škrijelj se placent de part et d’autre de la scène avec, pour courroie de transmission et troisième sommet de ce triangle parfaitement équilatéral, le batteur-percussionniste Tom Malmendier, également installé dans l’Est. Il est de coutume, dans ce genre de prestation totalement improvisée, de respecter un round d’observation où chacun jauge les orientations de ses partenaires pour jouer dans leur sens, ou en contre. Musique du développement et parfois de la patience pour l’auditeur qui, de fait, « attend que ça démarre ». Ici, et ce soir en tout cas, rien de tel : tout commence immédiatement et plonge la salle dans un groove unique qui saisit aussitôt les tympans.

Érigeant une construction pointilliste, les deux platinistes projettent une succession de cellules sonores qui sont autant de crachotements, de bégaiements rapides, incompréhensibles dans leur nature mais parfaitement pertinents dans le flux généré, et qui ne cessera de s’amplifier sans jamais s’affaiblir durant la suite du concert.

L’équilibre du volume, qu’on redoutait trop fort, permet de saisir la moindre des variations, la plus petite nuance laisse découvrir immédiatement le jeu fluide de Malmendier qui joue, avec des partenaires autant rythmiciens que coloristes, une batterie qui serait comme augmentée. Jeu de baguettes sur toutes les parties de son set et surtout, quoique plus discret, mais - allez savoir pourquoi - nous ayant fortement interpellé à ce moment-là, une utilisation de la charleston parcimonieuse et toujours à propos.

Il se débarrasse du disque et le jette sous la table. Il prend alors une mailloche ou une boule fixée au bout d’un ressort et qui fait djboïïïnggggg en tapant sur le feutre.

Mais les platines, dites-vous, qu’en est-il ? L’instrument, il est vrai, n’est pas courant. Deux usages sur la scène, deux pratiques. Émilie Škrijelj range ses disques devant elle sur un support fonctionnel qui les place à portée de main. Elle pose le vinyle, joue des boutons, des manettes ou gâchettes, tout ça doit avoir un nom, et en tire des éclats soudains. Sérieuse, investie, elle est dans l’écoute du collectif et y porte autant sa part que sa pâte.

Face à elle, d’une autre génération, celui qui aura participé à l’émancipation de cet instrument pourtant récent, venu des soirées dansantes du New-York des années 70, a depuis longtemps intégré dans son jeu un usage périphérique. Il saisit un disque et le manche du diamant, et vient gratter l’un sur l’autre avec vivacité ; comme un grand chef se saisit d’une cuiller de bois pour faire prendre une sauce. Puis il se débarrasse du disque et le jette sous la table. Il prend alors une mailloche ou une boule fixée au bout d’un ressort et qui fait djboïïïnggggg en tapant sur le feutre. Tout fait son, tout fait bruit et le spectacle est fascinant.

Mais ne nous y trompons pas, le spectacle subjugue parce qu’avant tout il est d’une musicalité sans faille. Jamais aucune redite, le vocabulaire n’est pas courant certes mais des grattements, des raclements, des déchirements, complétés par l’omniprésence d’une batterie qui va toujours de l’avant, ressort une énergie imperturbable à la pulsation profonde qui bat au rythme cardiaque, celui des musiciens comme de l’assistance.

On déplore souvent à l’heure actuelle un déficit en curiosité de la part du public mais ce soir-là, la salle est restée attentive, fascinée par cette créativité jaillissante, tellement honnête et ingénieuse qu’elle ne peut qu’emporter l’adhésion dans l’instant. N’est-ce pas aussi là, le rôle des SMAC (Salles de Musiques Actuelles) que de proposer des musiques qui font notre présent, et n’est-ce pas aussi leur rôle d’initier le public à des pratiques nouvelles ?

par Nicolas Dourlhès // Publié le 28 avril 2024
P.-S. :

Le label Eux Sæm

Plusieurs disques ont déjà été chroniqués dans Citizen Jazz, à commencer par Les Marquises qui réunit Émilie Škrijelj et Tom Malmendier. Ce sont eux qui sont à la tête de ce label confidentiel mais qui a tout pour gagner en notoriété.

Eux Sæm rassemble, à l’heure actuelle, six références, toutes intéressantes. Par les noms qu’on y croise, d’abord : rien moins que Fred Frith, Lê Quan Ninh ou encore Mike Ladd, ce qui sur un si petit catalogue tient de la gageure ; Loris Binot, également, pianiste, plus discret sans doute mais au geste poétique sûr, est également de la partie.

Par la ligne éditoriale clairement définie ensuite : celle d’une musique où le son est érigé en valeur première. Accordéon, saxophone, guitare, piano sont conviés mais détournés ou capables d’extraire une musicalité étourdissante : celle de la turbulence, du bruit comme griffure qui irait du murmure à la plaie bruyante. À la fois paysage diaphane, comme dans le très beau Nuits à l’éminente qualité hypnotique, mais aussi torrent crépitant comme dans l’énergisant Youbitcold.

Sans doute faut-il aimer la musique plus que les notes, la musique plus que les conventions qu’on lui attribue, pour aimer Eux Sæm. Une fois familier de ces territoires bruts, pourtant, ce sont des mondes inouïs et vibratoires qu’on entend, des mondes d’une belle vitalité qui ouvre l’imaginaire et emporte l’auditeur pour des voyages aux vertus autant déconcertantes que décontractantes (pour peu qu’on apprécie les massages toniques).

Si le matériau rassemblé lors de la tournée du trio est suffisamment exploitable, une nouvelle référence du label verra certainement le jour. À suivre.