Entretien

Léa Ciechelski, jouer sur la falaise

Rencontre avec la saxophoniste de Prospectus, Big Fish ou le Surnatural Orchestra, devenue incontournable.

Nommée, avec son orchestre Prospectus, dans la sélection de Jazz Migration #9, la saxophoniste et flûtiste Léa Ciechelski est devenue un artiste incontournable dans le paysage jazz européen. Après avoir rejoint l’ONJ pour le projet Dancing in Your Head(s), la musicienne installée à Tours a continuer à briller au Sein du Surnatural Orchestra ou de l’orchestre du Collectif 2035. Avec la sortie simultanée du disque de Prospectus ainsi que du premier album d’un magnifique quartet avec Julien Soro, Big Fish, Léa Ciechelski affirme une fois de plus sa capacité à occuper de nombreux terrains, du free fier de ses racines aux expériences autour du son, des timbres et de la matière, dans des projets improvisés ambitieux. Rencontre avec une musicienne entière et passionnée, que nous suivons depuis plusieurs années [1] et qui incarne pleinement la nouvelle vague française.

Léa Ciechelski © Christophe Charpenel

- Léa, on vous avait interviewé en 2022 dans le cadre de notre rendez-vous annuel pour la journée internationale des droits des femmes, est-ce que les choses ont évolué dans votre carrière ?

J’ai l’impression de m’associer davantage avec les gens qui me ressemblent, j’ai le sentiment, grâce aux orchestres dans lesquels j’ai joué depuis deux ou trois ans, que j’ai rencontré des personnes qui m’intéressent fortement, artistiquement autant qu’humainement. Voici ce qui me donne envie de créer de nouvelles choses, comme ce trio nommé Meije avec Benjamin François et Vincent Duchosal dont les premiers concerts fonctionnent très bien. C’est une direction plus personnelle : j’écris toujours de la musique pour les groupes dont je fais partie (et que je ne dirige pas forcément) : j’ai adoré écrire pour le Surnatural Orchestra ou pour Prospectus. Dans ce nouveau projet j’ai pu amener des choses plus essentielles, plus personnelles et davantage ouvertes sur l’improvisation.

Mon héritage instrumental se situe autour d’Ornette Coleman, de Lee Konitz et de Tim Berne, et j’avais besoin d’aller plus profondément vers l’improvisation. Je suis également de plus en plus influencée par la musique répétitive, ce qui se perçoit dans les morceaux que j’ai écrits pour le Surnatural Orchestra notamment. J’ai également pu tourner avec l’équipe de The Bridge : Cloud Hidden avec Tim Daisy, Gilles Coronado, Molly Jones et Tatiana Paris. Ce fut une tournée particulière, après le décès de Jamie Branch [2], et ces rencontres ont permis de continuer de questionner mon rapport à l’improvisation. J’ai co-monté également Séismes, un sextet de musiciennes improvisatrices tourangelles (Yurie Hu, Tatiana Paris, Mélanie Loisel, Aline Bissey, Marine Flèche et moi même). Et j’ai rejoint depuis peu mes amis du Collectif 2035.

- Vous montez un quintet en ce moment, qui va beaucoup vous ressembler…

Oui ! Il s’agit de Franges. Il y a dans l’orchestre Maïlys Maronne et Vincent Audusseau aux claviers, Axel Gaudron à la batterie et aux effets, et Hector Lena-Scholl à la trompette (et moi-même au tandem sax-flûte). Ça faisait longtemps que j’avais envie de travailler avec ces musicien·ne·s dont j’aime la musique (et la compagnie). C’est un orchestre qui va me permettre d’aller au bout de mes idées. C’est assez orchestral, proche de la musique répétitive, entre musique acoustique et électronique. La création a eu lieu le 17 mai au Petit Faucheux (lors de ma carte blanche en tant qu’artiste associée pour encore une saison, il y aura aussi la première d’un nouveau projet en solo de Hélène Duret sur l’eau).

Léa Ciechelski

- Votre orchestre Prospectus a raflé pas mal de prix les années passées, notamment l’Euroradio Jazz Compétition, vous êtes lauréate de la neuvième mouture de Jazz Migration, comment expliquez-vous cet engouement pour le quartet ?

Je crois que l’engouement n’est pas partagé par tous, dans le sens où c’est une musique que nous écrivons, mais qui est très teintée de jazz d’avant garde des années 60-70, free jazz, loft jazz ou du jazz new-yorkais des nineties. Beaucoup de musique américaine en somme. On cite souvent Steve Lacy dans nos influences, mais elle est loin d’être unique. Évidemment Ornette Coleman et Eric Dolphy, mais aussi Rob Brown ou Rob Mazurek, même Tony Malaby qui est justement un de ceux qui jouent cette musique-là en ce moment. Cette musique n’est pas « ancienne ».

Si engouement il y a, il vient, je crois, de cette sincérité et de notre côté brut mais à la fois léger dans l’arrangement, qui permet beaucoup de libertés

- Mais justement, ça fait du bien d’entendre de jeunes musiciens s’approprier cette musique-là !

Certains sont effectivement très contents d’entendre cette musique que nous écrivons et jouons de manière très sincère. Et quand nous écrivons, on ne se balance pas des références à la figure, on ne joue pas une musique historique ni de répertoire. Si engouement il y a, il vient, je crois, de cette sincérité et de notre côté brut mais à la fois léger dans l’arrangement, qui permet beaucoup de libertés.

- Qu’est-ce que vous attendez de l’action de Jazz Migration ?

On a commencé l’an passé, avec de la formation, la mise en relation est importante, ainsi que la rencontre avec les autres musiciens. On évolue tous dans un monde assez similaire. Des échanges sur le milieu, on se donne des contacts, on rencontre des personnes qui nous ont soutenus ou fait confiance. Par exemple, nous sommes allés jouer à l’AJMI et le public était hyper réceptif, et c’était vraiment très agréable. Ca permet de trouver des lieux conçus pour cette musique de création qui n’est pas la musique de répertoire qu’on joue dans les clubs de jazz.

- Parallèlement, vous publiez également Big Fish avec une autre mouture, où l’on retrouve notamment Julien Soro et le trio Dancing Birds. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

À l’occasion de Dancing in Your Head de l’ONJ. À cette époque, je faisais partie de l’orchestre des jeunes de l’ONJ, mais on m’a très vite appelée pour un remplacement (celui d’Anna Lena Schnabel au sax alto et à la flûte). C’était une musique que je connaissais très bien déjà (les tubes d’Ornette Coleman), j’étais ravie de rejoindre cet orchestre, je m’y suis sentie vraiment bien, tant dans le jeu que d’un pointe de vue humain. Pendant les répétitions, j’ai senti qu’on se « captait » pas mal avec Julien Soro, qu’on avait des références et des goûts communs, et on a donc décidé de se faire une session. Il m’a proposé de rencontrer Gabriel Midon et Ariel Tessier (dont je connaissais et appréciais déjà le jeu).
Nous avons notamment joué du Chris Lightcap, puis deux ou trois Ornette, et on a décidé de continuer. Ça s’est fait assez naturellement, tout le monde a écrit et ramené de la musique, et s’en est suivie une résidence pour lancer la machine.

Léa Ciechelski © Christophe Charpenel

- Dans Big Fish, vous êtes à l’alto et vous vous délestez de votre flûte… Le besoin d’une pâte orchestrale plus dense ?

Dans Prospectus on a travaillé les timbres, et l’instrument est choisi en fonction de cela. Pour Big Fish, on s’est rencontrés sur la formule alto/ténor, on a continué comme ça. Oui, effectivement c’est plus dense. Je n’ai juste pas pris ma flûte. Cela arrive que je ne me rende pas compte de l’instrument que je prends pour jouer sur le moment. J’écris en ayant en tête les possibilités des deux instruments. J’aime bien travailler avec un second sax, multiplier les instruments monophoniques, ça permet de se suivre autrement dans les impros, ça donne de la liberté harmonique, on peut faire des contrepoints polytonaux… Les chemins harmoniques sont tracés note à note, on peut dessiner des formes harmonique et mélodiques… D’ailleurs, je commence actuellement à travailler avec un ensemble à cinq soufflants et une batterie composée par Hélène Duret. À suivre !

- Vous êtes également membre du Surnatural Orchestra et de l’orchestre 2035. Ces collaborations à des orchestres et des collectifs sont-elles importantes dans votre approche musicale ?

J’ai commencé la musique en harmonie, ça fait partie de mon bagage, comme la direction d’orchestre ou l’arrangement. J’ai peu écrit pour le Big Band, mais j’aime ça, et j’écris pour le Surnatural Orchestra, qui est un grand ensemble de 17 musicien·ne·s. Et puis il y a eu l’ONJ des jeunes avec François Jeanneau et Franck Tortiller, puis Fred Maurin qui a lui aussi une écriture qui lui est propre… C’est très riche, et c’est très intense. 

J’ai toujours aimé le mouvement dans la musique. Ce n’est pas une difficulté, c’est une expression supplémentaire. Ça ne doit pas être simplement performatif.

Léa Ciechelski © Jean-Michel Thiriet

- Pas trop dur les acrobaties avec le Surnat ?

J’aime bien ! J’ai fait de la gym et de l’escalade. J’aime bien la falaise. C’était super de se retrouver avec des cordistes, et d’avoir un jargon similaire. J’ai toujours aimé le mouvement dans la musique. Ce n’est pas une difficulté, c’est une expression supplémentaire. Ça ne doit pas être simplement performatif. J’ai beaucoup joué par exemple de la flûte allongée, parce que j’avais l’impression de mieux trouver certaines notes. J’aime bien chercher et élargir les techniques. Si on perd de vue la musique, c’est vain, mais la concentration est la même. Il faut qu’il y ait avant tout la musique, c’est tout. S’il y a moins de musique, il ne faut pas faire. Et maintenant, je suis prête à jouer du sax sur la falaise !

- Quels sont vos projets à venir ?

Il y a le nouveau quintet dont on a parlé, Franges, avec des influences puisées dans la scène de musique instrumentale, expérimentale et jazz norvégienne et belge, et aussi un peu de folk américaine parfois. avec des influences assez nordiques. J’aime bien les mélodies qui s’entendent, presque comme des comptines, et trouver des petits jeux pour les dissimuler ou les transformer. Trafiquer les sons acoustiques aussi, utiliser des sonorités à consonance parfois pop… mais avec toujours beaucoup d’improvisation !. Il y a Meije également, qui a rejoint le collectif des Mineurs de Fond, entre la Savoie, Lyon et Paris. Et le collectif 2035 qui vient de sortir un disque. J’ai aussi mon solo, que j’aime de plus en plus présenter, en parallèle des projets collectifs. J’utilise mon saxophone et seulement une pédale de freeze et un delay, je me dessine un canevas : j’écris quelques mots, puis j’essaie de les retranscrire, de les habiter différemment à chaque fois. C’est une nouvelle façon d’exprimer.

par Franpi Barriaux // Publié le 26 mai 2024

[1Première mention de sa musique dans une dépêche de 2019 !, NDLR.

[2Voir la chronique de Stembells, NDLR.