Scènes

New York - Caracas : discussion en ligne

Une chronique d’EMIT de Chris Speed en forme de discussion


Carlos Silva et Véronique Pernin (correspondante de Citizenjazz aux USA) ont décidé de tenir
ensemble une rubrique pour chroniquer des CDs sous la forme de dialogues entre Caracas et New
York, où ils recoupent, comparent et discutent leur vision respective des œuvres qui leur donnent
envie d’en parler…

Carlos Silva est un psychosociologue vénézuélien qui écrit et enseigne à l’Université Centrale du
Venezuela à Caracas. Inconditionnel de jazz, il a accumulé une impressionnante collection de
disques, dont beaucoup viennent d’Europe, là ou se trouvent ses musiciens favoris : Henri Texier,
Paolo Fresu, Daniel Humair, Bojan Z et tant d’autres. Ses goûts musicaux sont proches de ses
influences philosophiques : « la musique devrait être comme une construction pour l’âme ».

EMIT – CHRIS SPEED
Label : Songlines
Date : 2000
Musiciens : Chris Speed (ts, cl), Cuong Vu (tp), Skuli Sverrisson (b), Jim Black (dms)


Carlos : Le philosophe Paul Ricoeur disait que la musique crée des sentiments
« indéfinissables ». La musique étend notre univers émotionnel intérieur. Chaque thème devient un
mode distinct et particulier pour l’âme.
Véronique : Veux tu dire, en général ? ou dans le disque Emit en
particulier ?
Carlos : En général bien sûr et cela inclue Emit aussi.
Véronique : Je suis d’accord avec ton analyse de la variété des thèmes dans Emit
et de leur implication sur l’audition. Les influences dans Emit sont nombreuses et elles se
complètent les unes les autres, comme Chris Speed l’a toujours démontré jusqu’à présent, avec
des influences qu’il qualifie lui-même de Ornettiennes (free jazz), Coltranniennes, et Yougoslaves
notamment ou les harmonies sonnent tres orientales. Son CD Yeah-No en 1997 répondait déjà à
cette description.
Carlos : Lorsqu’il parlait des thèmes qui s’adressent à certaines régions de l’âme, Ricoeur
faisait référence à certains types de musique : celles qui ne s’occupent pas du sens textuel,
comme la plupart des morceaux de jazz justement. Emit, écrit et arrangé par Chris Speed, est
justement un disque de jazz et, de plus, assure à l’auditeur ce voyage spirituel profond.
Véronique : Si je comprends bien, tu veux dire qu’il n’y a pas besoin de chercher
à rationaliser la musique. Nous devrions au contraire nous laisser porter par elle, sans a priori… ?

Carlos : Justement, Ricoeur faisait référence à la musique contemporaine et à l’art
abstrait. A la musique sans parole et aux peintures sans forme. Le « sens » dans ce type d’art n’est
pas facile à trouver, donc il faut que l’auditeur laisse sa sensibilité, et non sa raison, pénétrer
l’œuvre afin d’en ressentir le pouvoir communicatif. Emit demande cette disposition particulière de
l’esprit pour être entendu. Ce n’est pas une musique que l’on peut écouter en musique de fond.
C’est une musique qui appelle une implication et un dialogue, et il faut l’écouter avec attention si
l’on veut en capturer le sens. La formule de Speed est inhabituelle. La plupart des musiciens
prennent parti. Ils préfèrent tel ou tel style. Mais Speed, au lieu d’écarter les tendances, choisit de
rester fidèle au principe de « diversité ». Il ne fusionne pas les styles, mais construit une approche
stylistique qui permet d’accueillir une diversité de styles en même temps.
Véronique : Je suis d’accord avec cette analyse. Speed crée un domaine où les
musiciens peuvent entrer, grâce à des points de références précis et reconnaissables (formes
mélodiques, sonorités orientales)… et cela ouvre à chaque fois la porte à un domaine plus libre,
permettant la libre improvisation des musiciens. Les musiciens s’enchevêtrent parfois dans une
improvisation « free » pour revenir toujours ensemble à des figures mélodiques tres sophistiquées
sur le plan des arrangements.
Carlos : Oui et afin de réussir cela, Speed semble utiliser une sorte d’interaction entre
« liberté » et « frontières ». Tout découle de structures maîtrisées et sophistiquées et se transforme en
méandres complexes de musique improvisée.
Véronique : Je crois sincèrement que ce CD apporte quelque chose au Jazz en
termes d’innovation et d’arrangements. Je reconnais aussi l’extrême talent de Chris Speed et de
ses musiciens. À New York, actuellement, un certain nombre d’amateurs engagés dans le milieu du
jazz considèrent Chris Speed comme un nouveau génie du jazz… Il a en effet trouvé sa place dans
cette nouvelle idéologie du jazz qui consiste à être un carrefour d’influences et dépasser ces
influences pour trouver son propre style.
Carlos : D’une certaine manière chacun est un carrefour d’influences.
Véronique : En revanche, Emit est une œuvre tres abstraite, et peu facile… Je suis
certaine que certains auditeurs auront un coup de foudre pour ce disque, mais ce ne fut pas mon
cas. Il a fallu que je travaille mon écoute. J’ai aussi été frappée par la beauté et la sensibilité du
son de Chris Speed au saxophone. Je me souviens l’avoir vu en concert à la Knitting Factory
(Chelsea, NY) en 1998 et avoir déjà été impressionnée par la sensibilité qu’il intègre dans son jeu
et son son. J’ai aussi beaucoup aimé Jim Black, un batteur d’une grande créativité et qui utilise
avec intelligence les silences.
Carlos : Oui, il me rappelle Joey Baron
Véronique : Oui, pourquoi pas… en plus « free » cependant. Le bassiste donne
quant à lui des colorations « funky » de temps en temps.
Carlos : J’oserais même dire qu’il se nourrit de ces grands bassistes électriques des
années 70 : Pastorius, Clarke, Mouzon, etc.… Et Cuong Vu a sa part aussi. Il n’est pas juste
l’équivalent de Speed, ni un musicien d’arrière scène. Sa trompette sonne juste et bien. Et il
apporte sa touche propre aussi. Par exemple, écoute la tendre berceuse appelée simplement
« Tralala », puis écoute le Klezmerish « Kompa » et enfin termine par « Constance et Georgia », un
morceau de jazz « free » mais structuré, que l’on pourrait presque siffler.
Véronique : Je suis d’accord avec le choix de ces morceaux, et plus
particulièrement « Kompa » qui a réellement attiré mon attention… C’est un morceau tres
intéressant aux sonorités orientales, une belle réussite de construction, déconstruction et
reconstruction.
Carlos : « Kompa » a ce rythme qui me rappelle les morceaux de Bojan Z.
Véronique : Absolument ! J’y ai pensé aussi. D’ailleurs Bojan Z est
Yougoslave…
Carlos : Quoiqu’il en soit Emit garanti une visite enchantée pour cette partie
oubliée de l’esprit…
Véronique : Tu veux dire, les sentiments « indéfinissables »… Je suis d’accord.
Emit nous offre sans conteste un étonnant, mais fantastique voyage au pays du jazz
contemporain.


Discographie Selective de Chris Speed :

2000 Emit (Songlines)
2000 Trio Iffy (Knitting Factory Records)
1999 Deviantics (Songlines)
1997 yeah, NO (Songlines)

Avec Pachora
2000 Ast (Knitting Factory Records)
1999 Unn (Knitting Factory Records)
1997 Pachora (Knitting Factory Records)

Avec Human Feel
1996 Speak To It (Songlines)
1994 Welcome to Malpesta (New World/Countercurrents)
1992 Scatter (GM Recordings)
1989 Human Feel (Human Use)

Avec :
Tim Berne’s bloodcount - Saturation Point (Screwgun) 1997
Jim Black - Alas No Axis (Winter and Winter) 2000
Dave Douglas - Soul on Soul (BMG / RCA Victor Records) 2000
Mark Dresser - Banquet (Tzadik) 1997
Hilmar Jensson - Dofinn (Jazzis) 1995
Myra Melford - Above Blue (Arabesque) 1999
Matt Moran’s Slavic Soul Party 2000
Ben Perowsky- Ben Perowsky Trio 1999
Jamie Saft - Sovlanut (Tzadik) 2000