Chronique

Ada Montellanico

We Tuba

Ada Montellanico (voc), Simone Graziano (p, elp), Francesco Ponticelli (b), Bernardo Guerra (dm)

Label / Distribution : Incipit Records

La chanteuse italienne Ada Montellanico est l’une des voix les plus capées des scènes jazz italiennes. Une maîtresse femme qui a posé son chant avec rien de moins que Jimmy Cobb, Lee Konitz, Enrico Pieranunzi et Enrico Rava… Elle a toujours ce souci d’une italianité universelle dans un jazz qui ne l’est pas moins, depuis ses études d’ethnomusicologie dans les années quatre-vingts. On dit de sa voix qu’elle a quelque chose de ce sfumato des peintures de la Renaissance, un clair-obscur issu de son parcours entre le lyrisme méditerranéen et l’art vocal des grandes des musiques afro-américaines (Billie Holiday et Abbey Lincoln notamment, auxquelles elle a consacré des hommages discographiques).

Pour ce nouvel album, elle s’est entourée de musiciens parmi les meilleurs de la jeune garde des notes bleues et de l’improvisation de son pays, avec qui elle a travaillé sur divers projets précédents. Et, pour parfaire l’originalité de son nouveau répertoire, elle a convié l’unique joueur de serpent de la jazzosphère, Michel Godard, installé dans la Botte depuis un bail. Cet instrument à vent archaïque, constitué de cuir et de bois, destiné dès la Renaissance à déployer des basses dans la musique liturgique, appartient paradoxalement à la famille des cuivres. Il est considéré comme l’ancêtre du tuba, autre instrument de Godard, qui donne son titre à l’album. Et le tuba, lui-même, était l’instrument de basse prédominant avant la contrebasse dans les orchestres de jazz du début des années vingt. Ici, le musicien exilé volontaire ne se contente pas de doubler les lignes de la contrebasse mais creuse le sillon d’un groove expérimental aux saveurs douces-amères, tout au long des neuf pistes de l’album, flirtant sensuellement avec la voix ou poussant le groupe dans des séquences expérimentales sans jamais perdre le sens d’une mélodie collective. Il a manifestement trouvé dans cet ensemble un collectif propice à l’exploration des fréquences inédites de ses instruments, ne cédant jamais à la facilité du « gras » dont ces derniers peuvent être les vecteurs et cherchant plutôt à valoriser le propos créatif commun. Les musiciens le lui rendent bien lorsque, à la sortie d’un passage free par exemple, ils lui offrent l’occasion de déployer un solo d’une pertinence jazz sans faille.

Le groupe ne cache pas ses inclinations humanistes, qu’il s’agisse d’établir une litanie des héros dans un clin d’œil à Bowie - ici les héros s’appellent Malcolm, Rosa, Antonio (Gramsci), Billie, Abbey… - ou bien d’une composition en hommage aux migrants, co-signée avec le trompettiste-bugliste sarde Paolo Fresu, qui déploie des solos épiques d’une émotion sans pareille - on connaît ses engagements en faveur d’une humanité fraternelle et d’une nature commune… L’utilisation parcimonieuse d’effets (sauf sur le tuba ou le serpent) et l’usage raisonné d’un piano électrique créent des perturbations sonores bienvenues au service d’un jazz émancipé des frontières temporelles. Par son sens de l’innovation fondé sur des archaïsmes, le groupe développe des compositions aventureuses et poétiques, dont le militantisme n’obère jamais l’exigence créatrice. We Tuba ? Absolument. Et de ce côté-ci des Alpes, vite !

par Laurent Dussutour // Publié le 3 avril 2022
P.-S. :

Avec : Michel Godard (tuba, serpent), Paolo Fresu (tp, bgl)