Chronique

Alphabet

Alphabet

Sylvain Rifflet (s, cl, métallophone, elec), Jocelyn Mienniel (fl, elec), Benjamin Flament (perc, elec), Philippe Giordani (g, elec)

Label / Distribution : Autoproduction

Après nous avoir récemment éblouis avec un magnifique Beaux-Arts, d’ores et déjà ELU Citizen Jazz, le saxophoniste et clarinettiste Sylvain Rifflet a encore beaucoup de choses à nous dire. Volubile sans être bavard, il nous propose, en téléchargement sur son site [1], le premier disque de son nouveau quartet Alphabet. Sur cet Alphabet, on retrouve Jocelyn Mienniel, flûtiste de l’ONJ, dans une démarche plus intime que le septet de Beaux-Arts. Tout cela s’inscrit cependant dans une approche très cohérente des formes et des textures musicales qui lient grandement les deux formations et font écho à ses précédents groupes.

Alphabet est à la fois le nom du quartet et de l’album. Il s’inscrit dans la droite ligne de Rocking Chair, le groupe de Rifflet et Airelle Besson, avec la même volonté de placer la musique à la confluence d’inspirations disparates, du jazz au rock, pour l’injecter dans un propos très contemporain à forte personnalité. Il suffit de s’imprégner des deux parties inaugurales d’« Hyper Imaginative Juke (Box) » - où la voix qui égrène un alphabet latin tisse comme un fil ténu avec 1:1 - qui installent les musiciens dans une atmosphère bosselée d’électronique. L’intrication des timbres de Mienniel et Rifflet pourrait rappeler celle qui existait avec la trompettiste, en moins fusionnelle et plus complexe à la fois.

Ici encore on sent la volonté, chez Rifflet, de l’espace à ménager entre les musiciens et la sculpture de précision de la masse orchestrale. Si l’électronique ruisselle de part et d’autre, elle n’est jamais importune. Elle s’instille, teinte durablement l’atmosphère, sans pour autant devenir un sujet central. Elle corrode peu à peu les formes répétitives, leur donnant du relief. Philippe Gordiani, dynamiteur du Libre(s) Ensemble, tient ici un rôle central. Sa guitare électrique convoque un alphabet ancien, en vigueur à Canterbury (« Electronic Fire Gun »), pour lui donner un nouveau souffle. Ainsi, dans « ® and Silence », la boucle jusque-là discrète de son instrument s’enfle et s’emballe pour laisser l’énergie prendre le dessus, dans un bel exercice collectif.

Alphabet consacre certes l’influence de l’écriture répétitive (Steve Reich) chez Sylvain Rifflet, mais sans dissimuler celle de John Hollenbeck. Est-ce la présence de Mienniel qui nous y fait songer ? Il tenait un même rôle de pivot sur Shut up and Dance, l’album composé par l’Américain pour l’actuel ONJ (et auquel l’épellation d’« Hyper Imaginative Juke (Box) » n’est pas sans faire penser…). La filiation (« A l’heure ») est parfois évidente. Les boucles très coloristes du percussionniste Benjamin Flament habillent le morceau, conférant à cet Alphabet des allures de suite mathématique revisitée par Lewis Caroll. On retrouve ce sentiment sur le très explicite « a=b » et les deux parties de « C≠D ».

Dans cette formation où la basse est absente, la place du percussionniste de Radiation 10 est déterminante. Entre abstraction et martèlement des formes, l’emploi de percussions exclusivement métalliques aurait pu être anecdotique. Au contraire, ce choix esthétique se révèle crucial pour le travail de spatialisation de Rifflet (« Hyper Imaginative Juke (box) [part 1] ») et sa dimension onirique (« To Z »).

De l’alphabet, Sylvain Rifflet a retenu le caractère universel et itératif. Ellington disait « Le spectre de la musique est immense et infini, c’est l’Espéranto de notre monde ». Une même dimension espérantiste anime ces musiciens et consacre la cohérence ainsi que l’inventivité de Rifflet. On s’étonne qu’il ait été contraint de distribuer seul cet album, et l’on conseillera aux internautes de s’acquitter de la participation proposée pour son téléchargement. C’est aussi ça, défendre la musique libre.

par Franpi Barriaux // Publié le 11 juin 2012

[1Le principe est simple : vous pouvez le télécharger gratuitement ou verser la somme de 10€.