Scènes

Amersfoort World Jazz Festival, un air de paradis ?

Amersfoort se transforme en centre névralgique de la scène jazz néerlandaise et internationale.


Amersfoort World Jazz Festival © Peter Putters

À égale distance d’Amsterdam et Rotterdam, cachée dans la province d’Utrecht, se trouve Amersfoort. Depuis 44 ans, cette ville au charme médiéval se transforme en centre névralgique de la scène jazz néerlandaise et internationale. Nous nous sommes rendus dans ce prétendu « Paradis des musiciens » afin de voir à quoi pourrait ressembler l’Eden.

Une romantique mélancolie parcourt la ville d’Amersfoort. C’est peut-être à cause de ses briques rouges, de ses cyclistes heureux, de son ambiance tamisée ou de l’Eem aux eaux paisibles qui borde ses remparts. Tous les ans, pendant une semaine l’Amersfoort World Jazz Festival vient troubler le calme de cette ville. La grande place s’embellit d’une scène, le théâtre devient un lieu de contemplation musicale, les églises et chapelles se transforment en temple de la musique, les musées deviennent des salles de concert, les clubs de jazz sont bondés d’humains ivres de sourire aux pieds battants et les bars improvisent des jams.

Artvark © Cees Wooda

Arrivée le troisième jour du festival, mon séjour s’ouvre par un court concert surprise d’Artvark au musée d’art contemporain Kunsthal KAdE. Au milieu d’une exposition sur les créatures miraculeuses, ce quartet composé de saxophonistes interprète des mélodies circulaires et organiques qui semblent rebondir de mur en mur, se nourrissant des œuvres qui les entourent. Dès les premières notes de « Mother of Thousand », l’attention du public est captée. Déambulant dans l’espace, les musiciens créent un relief sonore ; la simplicité des mélodies se marie avec l’ingéniosité acoustique, telle que l’utilisation des vibrations sonores du saxophone sur une caisse claire. Quelques jours plus tard, je les retrouve dans un lieu historique de la ville, le Mannenzaal. Cette ancienne chapelle, utilisée à partir du XVe siècle comme un lieu de soins et d’hébergement réservé aux hommes, a accueilli le quartet cette fois-ci accompagné de l’incroyable chanteuse Claron McFaden. C’est le contrôle, la justesse et la versatilité d’une soprano qui improvise, scatte et swingue sur des airs entre classique, jazz, et music-hall. À la manière d’un griot, elle narre des histoires de femmes, des contes féministes criants de vérité sur un ton moqueur, parfois accompagnée d’une moue insolente avec les morceaux « Dear Mistress », « Quiet », « No Balls At All ». C’est également dans ce lieu aux chaises inconfortables mais à l’acoustique incroyable que j’ai découvert le jeune groupe Greener Grass. Un folk aux improvisations oniriques, lyriques, qui berce en donnant quelques frissons notamment avec les morceaux « The Road » et « I’m Here ».

À quelques mètres du Mannenzaal se trouve la chapelle Sint Aegtenkapel. Un lieu somptueux où le guitariste sicilien Francesco Buzzuro nous a offert un concert chaleureux, mêlant bossa nova et rythmes latins. L’espace d’un instant, la chapelle s’est également transformée en salle de méditation lors du concert de Monsoon Raga et Sebastiaan van Bavel. Des poufs géants installés sur le sol, des auditeurs allongés, les yeux fermés, méditant silencieusement en écoutant des versions classico-raga de Chick Corea et autres compositeurs de jazz remaniés au rythme des tikitatas. Le duo Stevko Busch et Paul van Kemenade, lauréat du JazzArt Award, y a également donné un concert d’une générosité folle. L’humour de ces deux musiciens, la complicité qu’ils tissent avec le public, la désinvolture de leurs grandioses improvisations, leurs interprétations d’un morceau de Stockhausen, tout était juste. Même lorsqu’ils rappellent que la musique dépasse la politique en rendant hommage aux victimes des guerres qui divisent notre monde.

Lieve Vrouwekerkhof © Peter Putters

À Lieve Vrouwekerkhof, place centrale de la ville, les big bands se sont succédé pour ravir les amoureux d’un jazz classique qui s’écoute assis, verre de rouge à la main ; à l’exception d’un soir où le rappeur Typhoon avait carte blanche et nous a offert plus de modernité face à un public plus jeune et bien plus réceptif aux rimes et jeux rythmiques de ce manieur de mots.

Au pied du beffroi se cache le Théâtre de Lieve Vrouw qui s’est démarqué par la diversité de sa programmation en nous faisant voyager aux quatre coins du monde. Composé de jeunes diplômés, le quintette à cordes Woodkraft a montré le talent de la jeune scène improvisée néerlandaise. Le groupe Universal Sky de Maxime Bender a représenté avec brio la scène luxembourgeoise. Ils ont réveillé les cordes vocales du public avec une musique à la fois puissante et élégante. Accompagné du jeune trompettiste Daniel Migliosi, Bender nous a présenté son univers musical moderne entre soul, rock et fusion. Le groove sensuel du guitariste Manu Codjia et l’intensité du pianiste Jean-Yves Jung étaient hypnotisants. Nous avons également voyagé à Macau avec le Chi Quartet, formé par la pianiste et compositrice Siu Tin Chi. Ses compositions mélangent des mélodies classiques qui se marient à des harmonies jazz d’une complexité légère, avec parfois un soupçon de sonorités chinoises comme avec le morceau « Fair Maiden From Afar » (reprise d’une vieille chanson folk chinoise). Chaque morceau illustre un sentiment (« Mountain Poem »), un souvenir (« Inner Child ») ou une anecdote (« Sky of the Flat Land ») qu’elle livre avec timidité et douceur. Accompagnée de Loek Van der Berg, Martin Hafizi et Ildo Nandja, sa performance est pleine d’émotions.

Nous sommes aussi passés par l’Afrique du Sud, avec la chanteuse Rofhiwa Ratombo et le talentueux pianiste Thapelo Khumisi qui nous ont fait découvrir des mariages musicaux entre musique tribale et modernité jazz. Puis ce fut au tour du saxophoniste polonais Sylwester Ostrowski accompagné de l’incroyable Dorrey Lin Lyles. Une chanteuse de rhythm’n’blues venue d’Atlanta, absolument scotchante par sa puissance vocale, son growl, sa soul et son swing naturel. En quelques minutes, la salle s’est transformée en chœur de gospel, chantant, applaudissant et sifflant pour montrer son enthousiasme. La France a également été mise à l’honneur avec le trio Black Pantone. Une douce performance : entre les gesticulations du pianiste, la concentration de la contrebassiste Clémence Gaudin et l’énergie du batteur Martin Mabire, les musiciens nous racontent un univers musical doux et coloré. Puis avec le morceau « Tiens, encore une balade », ils parviennent à faire verser quelques larmes à Matti Austeen qui assistait à son dernier concert en tant que directeur du lieu et programmateur de ce charmant festival. Un homme d’une générosité et d’une bienveillance rares, qui a œuvré pendant plusieurs années en coulisses à faire d’Amersfoort un foyer pour les jeunes talents européens et sans qui ce festival n’aurait pas eu la même saveur.

Ernesto Montenegro © Nico Brons

Au détour de rues étroites et sombres, un vrombissement se fait entendre dans l’obscurité. Un son cuivré qui attire l’oreille. Comme pris au piège, on se retrouve à suivre cette musique qui mène jusqu’au Jazz Club Miles où les musiciens ont ravivé la flamme be-bop qui sommeille en chacun de nous. Ambiance feutrée, lumière tamisée, musiciens en costume ; l’Ernesto Montenegro Band a mis le feu aux yeux, oreilles et cœurs de son audience. Un concert chaleureux, entre jazz moderne bebopé, improvisé et secoué par des rythmes et mélodies venant des îles Canaries.

Mais que serait un festival de jazz sans ses jam-sessions ? Organisées à l’Observant, elles étaient l’occasion d’y voir les musiciens programmés jouer différemment. Lieu central du festival où se sont déroulés une dizaine de concerts. Certains, classiques, s’appréciant avec un plaid sur les genoux tel celui de Davor Sterling Quartet, d’autres envoûtants tel le flûtiste Ronald Snidjers, voire intrigants comme le groupe Sunrise avec leur ciné-concert sur un film muet de 1927. Entre reprise de thèmes cultes du cinéma, improvisation libre et composition, il s’agissait d’un moment hors du temps qui a su capter l’attention du public.
C’est aussi à l’Observant que s’est déroulée la World Jazz Conference qui a réuni des dizaines d’acteurs de l’industrie musicale venus des quatre coins du monde afin d’échanger autour de problématiques communes et rencontrer des musiciens.

Entre rencontre et découverte, l’Amersfoort World Jazz Festival était un marathon qui ne peut être apprécié qu’en se laissant porter. Sa vaste programmation gravite autour d’un jazz assez doux, qui peut se montrer surprenant de temps à autre. La musique est omniprésente, telle une bande sonore. À chaque coin de rue son lieu, à chaque lieu son atmosphère et à chaque atmosphère son paysage sonore. Un paradis pour les musiciens, mais également pour les auditeurs boulimiques de son.