Chronique

Andy Emler, François Thuillier

Tubafest

Anthony Caillet (euphonium), Théo Ceccaldi (vln), Valentin Ceccaldi (cello), Andy Emler (p, comp), Anne Le Pape (vln), Gilles Mercier (tp), Séverine Morfin (alto), François Thuillier (tu), Nicolas Vallade (tb)

Label / Distribution : La Buissonne / Harmonia Mundi

Enregistré en live au Triton en octobre 2014, Tubafest réunit des compositions d’Andy Emler pour cuivres et cordes en l’honneur du tubiste François Thuillier. Une nouvelle exploration du pianiste - compositeur - chef d’orchestre, qui multiplie depuis plus de vingt-cinq ans les rencontres incongrues.

Les 24 et 25 octobre 2014, dans le cadre d’une résidence de trois ans offerte à Andy Emler par le club des Lilas, dix musiciens prennent la scène. Un quatuor à cordes, « Cactus », réunit Théo Ceccaldi (violon), Anne Le Pape (violon), Séverine Morfin (alto), et Valentin Ceccaldi (violoncelle). Le pupitre des cuivres, l’Evolutiv Brass Quartet, comprend Gilles Mercier (trompette), Anthony Caillet (euphonium), Nicolas Vallade (trombone), et bien sûr François Thuillier (tuba). Rajoutez un outsider au saxhorn, Tom Caudelle, et un compositeur et pianiste, Emler lui même, et la fête est au complet. Tous hors normes, tous ou presque ayant suivi des parcours académiques classiques, les musiciens se rencontrent pour la première fois dans cette configuration.

Au cœur du projet, un grave cuivre oublié et peu connu, habitué aux lignes de basses en fond d’orchestre, et dont la fête porte le nom. Le tuba. Les pièces ont été écrites pour l’instrument, mais surtout pour François Thuillier « soliste reconnu dans le monde entier », explique et revendique d’emblée Emler. C’est à la sortie d’un concert du MegaOctet, dans lequel joue Thuillier, que l’idée est née. « Il groove comme un bassiste électrique. Vous l’entendez, vous avez envie de danser », ajoute Emler.

Sur la jaquette, qu’occupe intégralement une photo de Yann Kersalé, une usine en contre-plongée, une vue nocturne d’une mécanique où les phares jaunes et blancs éclairent quelques modules d’une monumentale structure métallique. On ne voit pas tout, mais on devine la complexité de l’édifice et ses plans rigoureusement tracés, malgré la première impression d’entrelacs. Un bon témoin de la rencontre entre les cordes et les cuivres dans ce qu’Emler lui-même qualifie d’« œuvre de musique de chambre, un récital de musique écrite », pleine de défis et très pensée, avec de beaux espaces laissés régulièrement à l’improvisation.

« Tubafest est un récital dans lequel on déconne beaucoup. Il y a des challenges : qui va faire réagir qui, qui va citer qui, et c’est rare de s’éclater autant dans de la musique écrite », précise le compositeur. Sur la vidéo (un extrait de la performance publiée sur le site du Triton), Emler lance le tournage d’un claquement de mains, tel un assistant de réalisation : « Tubafest : première ! ».

Sur les cinq titres joués ce soir-là, on en retrouve trois sur le disque. “Tubastone 12023” pour « Cactus » et François Thuillier ; “Art et Fact 1”, pour tuba et euphonium, et “Un printemps dans l’assiette”, écrit pour l’Evolutiv Brass Quartet. Tubafest ne comprend donc « que » trois pistes. La première fait 22 min. On entend déjà Emler faire sa blague préférée en concert lorsqu’il arrive au dernier morceau et que le public s’en désole. « Le prochain morceau est une suite en douze mouvements de 46 minutes chacun », lance-t-il régulièrement pour amuser la galerie. Les durées imaginaires sont à l’avenant. Parfois Emler annonce un set qui durera jusqu’à cinq heures du matin, histoire de faire trembler les organisateurs plus que le public conquis.

La pièce pour cordes et tuba n’est pas en douze mouvements mais reste riche en rebondissements et confrontations entre cuivres et cordes. Confrontation est peut-être un terme un peu sévère. C’est ce que l’on attend et que l’on ne trouve pas ici, finalement. Tubafest est plutôt la rencontre bien franche, pleine d’envolées, de deux groupes qui se mêlent, évitant les écueils classiques des cordes mangées par les cuivres. Les archets dialoguent courageusement avec le tuba, on découvre avec ravissement le débat auquel se livrent les deux ensembles. Telle une communication entre deux langages qui, jusque-là, ne s’étaient que rarement croisés. Parfois, on a l’impression que sur scène, on est heureux de l’ébahissement du public. « Bien sûr que ça marche », semblent dire les archets des frères Ceccaldi aux improvisations du tuba. Emler n’avait jamais composé pour quatuor à cordes. Les Ceccaldi sont une découverte pour lui, c’est l’altiste Séverine Morfin qui lui a soufflé leur nom. « Si j’avais su, j’aurais mis un peu plus d’espace pour l’impro ».

Ce qui marque aussi dans cette envolée magnifique, dans cette épopée du tubiste, c’est le jeu de François Thuillier. Un jeu qui se fond dans les cordes s’il le faut, qui peut être contraint de repenser sa manière de jouer à leurs côtés pour ne pas les étouffer, puis qui revient tenir ses basses et repart à l’assaut, mélodique et féroce. Lorsque le tuba devient instrument du groove, c’est indéniablement par la présence du tubiste. Car on l’entend, François Thuillier, derrière, contre et dans son instrument. Le cuivre ne fait jamais totalement l’économie des percussions, frottements et chuintements de lèvres de l’instrumentiste. Et c’est tant mieux. Dans “Art et Fact”, aussi improbable que cela puisse paraître, c’est lui qui groove en accompagnant les envolées de l’euphonium. Et les deux cuivres cousins d’emprunter aux sonorités de la trompette et du sax, sans jamais tromper personne.

Cette spécificité d’un instrument dont le répertoire reste en partie à écrire, on est heureux d’en découvrir les explorations conjointes grâce à ce compositeur et ce virtuose. Pour le groove et la musique de chambre, ensemble.