Entretien

Bill Carrothers

Bill Carrothers se produisait récemment en trio à Paris. L’occasion pour Citizen Jazz d’approcher un musicien atypique, un peu « sauvage » et jalousement discret, et d’évoquer « Excelsior », magnifique album solo.

C’est la France qui, la première, donna sa chance à Bill Carrothers en la personne de Dany Michel, alors chargé de la programmation de la Villa, défunt club situé rue Jacob.
Ce lieu qui, pour inviter de nombreux musiciens américains, était un peu le Village Vanguard parisien, l’accueillit dès 1997 pour une semaine de résidence qui fit sensation. Certes, quelques concerts à la Knitting Factory et un disque avec Bill Stewart avaient éveillé l’attention outre-Atlantique, mais c’est bien Paris qui sut mettre en valeur ce talent exceptionnel, d’où les fréquentes visites que le pianiste nous rend depuis.
Ainsi, en octobre dernier, au Duc des Lombards, Bill Carrothers se produisait-il en trio avec Nic Thys et Dré Pallemaerts.
L’occasion pour Citizen Jazz d’approcher un musicien atypique, injustement méconnu des amateurs, en raison sans doute de son côté un peu « sauvage » et jalousement discret, et d’évoquer « Excelsior », magnifique album solo.

  • Vous jouez ce soir en trio. C’est un format que vous semblez particulièrement apprécier ?

Oui, et je ne suis pas le seul ! J’aime ce format standard piano-basse-batterie et je l’emploie depuis de nombreuses années. D’abord, il est plus facile de trouver des concerts avec un trio, mais surtout, on peut l’emmener dans différentes directions car c’est une forme ouverte, malléable. Pour finir, elle plaît au public car elle lui est familière.

  • Votre discographie montre que vous jouez avec beaucoup de gens. Même si certains noms sont récurrents, vous ne semblez pas avoir de formation stable. Est-ce délibéré ?

Non. C’est que je réunis à chaque fois les musiciens correspondant à ce que je recherche. Pour moi, le choix n’est pas strictement musical, mais aussi humain. Je ne leur dis jamais ce qu’il faut jouer. Je ne prends plus vraiment de décision une fois que je les ai choisis.

Bill Carrothers © Yann Renoult
  • On pourrait employer une comparaison cinématographique en disant que pour vous, le casting est plus important que le scénario ?

Oui, car tout est écrit sur le vif. Je n’arrive qu’avec des thèmes ; j’amène très peu de matériau, pas de parties écrites pour le bassiste ou le batteur, ni de scénario indiquant ce qui doit arriver, ce qui serait préférable dans telle ou telle partie… Jamais. C’est tout juste, quand il s’agit d’une nouvelle composition, si j’apporte un peu de musique écrite, le thème. Pour le reste, c’est une question de confiance. Je laisse les musiciens libres d’aller là où ils sont les meilleurs. Ils ont chacun leurs préférences c’est pour ça que je les choisis.

  • Avez-vous déjà une idée de ce que vous allez enregistrer dans les deux ans à venir ?

J’ai des idées qui vont et viennent. Mais toutes ne se pourront se concrétiser. Prenez Armistice : j’ai dû le proposer à sept labels au moins avant de l’enregistrer !

  • À propos, on se rappelle aussi The Civil War Diaries ou, dans un autre genre, l’hommage que vous venez de rendre à Clifford Brown avec Joy Spring (Pirouet). Ces exemples montrent l’intérêt et le respect que vous portez au passé. Comment faites-vous pour combiner cela avec la nécessité de créer pour aujourd’hui et pour demain ?

En effet, je m’intéresse à l’Histoire, et comme j’aime la musique, j’essaie de les apparier. Disons que, comme pour Armistice, je tente de faire revivre des fantômes et, en quelque sorte, de les laisser parler. Il n’y a, au fond, rien de plus compliqué que ça…

  • C’est aussi ce que vous avez essayé de faire avec Clifford Brown ?

Clifford Brown est le premier musicien de jazz dont je sois vraiment tombé amoureux. Je l’ai toujours aimé. Lui et Oscar Peterson. Il y a aussi Miles Davis et ce disque, le premier que j’aie possédé, Greatest Hits, sur lequel on le voit en col roulé violet ! J’en aime la pochette autant que la musique ! Pour en revenir à Clifford Brown, peu de gens le connaissent alors que ce qu’il a écrit reste très moderne. C’est une musique ouverte et malléable, comme tout ce qui est bien écrit.

  • Cela signifie-t-il que vous pourriez un jour signer un hommage à Miles ? (rires)

C’est peu probable (rires). Sa musique ne sera jamais mal aimée ! Tout le monde connaît Kind of Blue !

  • Votre musique est aisément identifiable. Mais pour qui ne vous connaîtrait pas encore, comment la décririez-vous ?

Eh bien… (éclat de rire)

  • Mauvaise question ?

Non, mais c’est Proust je crois, qui a écrit que l’être humain n’est un mystère entier que pour soi-même.

Bill Carrothers © Yann Renoult
  • Néanmoins, avez-vous une idée de ce qui vous distingue des pianistes que vous aimez ?

Il faudrait déjà que je les connaisse ! Or, j’habite en quelque sorte « au milieu de nulle part » - à soixante-dix kilomètres du premier magasin. Ce mode de vie me prive de concerts et j’écoute peu de musique ; en tournée je me contente de la mienne et chez moi, je passe ma vie dans les bois. Vous seriez étonné de savoir à quel je connais mal le jazz actuel, notamment les jeunes pianistes, même si, comme tout le monde, il m’arrive de regarder des clips sur YouTube ou d’écouter des morceaux sur iTunes. Je compte donc sur vous pour répondre à votre propre question !

  • Vous savez quand même qu’outre une grande quantité de clones de Keith Jarrett, de nos jours le piano jazz est marqué par ce qu’on appelle les « power trios », dont les représentants les plus connus sont E.S.T. et Bad Plus ?

Oui, bien sûr (sourires)

  • Il y a quelques années vous avez publié The Electric Bill qui est…

… épuisé !

  • (rires), certes, mais que nous possédons et que nous aimons beaucoup. Je voulais dire : qui est en somme un album de Bad Plus à ceci près que le pianiste en est Bill Carrothers et non Ethan Iverson. Reid Anderson, Dave King et vous êtes tous les trois natifs du Minnesota. Avez-vous été tentés à l’époque, de poursuivre avec eux dans cette direction ?

Cet album était déjà un pas dans cette direction, et on a eu plaisir à l’enregistrer. Il aurait pu connaître une suite ; en effet, il y a quelques années, j’ai pris contact avec Wendy Lewis, la chanteuse de rock, que je connais très bien. Elle est comme moi du Minnesota. Je lui ai proposé d’enregistrer avec le trio « Electric Bill » sur le thème des années 1970. Et que s’est-il passé ? Ai-je dévoilé le projet ? Toujours est-il qu’un an plus tard Bad Plus lui proposait un projet très similaire. Je me suis fait coiffer au poteau, si vous me passez l’expression. Après quoi, il n’en a plus été question, bien entendu.
Cette anecdote mise à part, il me serait bien difficile de retravailler avec eux. A l’époque, ils étaient inconnus ; songez que Michael Lewis, le saxophoniste, natif du Minnesota lui aussi, n’avait que vingt et un ans. Maintenant, il joue avec Happy Apple, les Fat Kid Wednesdays… Et Dave King, en plus de son rôle au sein des Bad Plus, joue avec Happy Apple et des groupes de prog rock. Trouver une place dans leur agenda - sans parler du budget - serait désormais difficile. Et puis, je dois avouer que l’énergie que réclame leur participation à ces projets, la nécessité de partir souvent en tournée avec les mêmes groupes… tout ça n’est pas pour moi. Cela restera donc un regret que de n’avoir pas avoir plus travaillé avec eux, malgré le plaisir que j’y ai pris. Voilà.

  • J’ai récemment réécouté The Electric Bill : il tient encore la route ; vous nous confirmez donc que si vous avez bifurqué, ce n’est pas parce que cette direction musicale vous déplaisait ?

Musicalement, je ne renie pas The Electric Bill. De plus, j’adore le Rhodes, écrire pour le Rhodes, à cause de ses différentes couleurs. Mais il se trouve que je n’ai pas eu la l’occasion de reprendre mes compositions pour cet album ; je ne les ai jouées qu’avec ce groupe, à une exception près : « Voice of the People » que j’ai reprise au Rhodes sur un album du saxophoniste belge Robin Verheyen.

  • Loin de cette esthétique, vous vous êtes aussi adonné au piano solo avec Civil War Diaries, paru en 2005 chez Illusions, le label de Philippe Ghielmetti ?

Il y a aussi eu, quinze ans plus tôt, The Blues and the Greys, basé comme lui sur des chants de la Guerre de Sécession ; c’était mon premier enregistrement en studio [Dany Michel qui assiste à l’interview s’exclame alors : « Fantastic ! », provoquant un sourire complice de Bill Carrothers]. J’ai aussi enregistré en 2009, en autoproduction, un album intitulé Family Life, dont je ne sais pas encore quand il sortira. Et je viens juste de sortir sur Out Note - Out There, le label de Jean-Jacques Pussiau, Excelsior, un nouvel exercice qui me procure beaucoup de plaisir : l’improvisation totale. Je n’amène rien d’écrit, j’enregistre ce que je compose sur le vif. On rejette certaines prises, mais celles qu’on garde sont restituées telles que je les ai jouées spontanément.

  • Peut-on y voir un signe de maturité ?

J’espère bien ! (rires). À vous d’en juger. Ce que je peux dire, c’est qu’arriver en studio sans la moindre feuille de papier ni la moindre idée de ce qu’on va faire, ce n’est pas vraiment la méthode habituelle : ça m’a rendu particulièrement nerveux ! Cependant, je le répète, j’ai beaucoup aimé ça.

Bill Carrothers © Yann Renoult
  • Ce solo inaugure une nouvelle série chez Out Note - Out There, je crois ?

Oui, Jazz in The City. « Excelsior » est le nom du patelin de mon enfance. Kenny Werner a enregistré un disque autour de New York et Eric Watson de Paris. Il y a aussi Joachim Kühn et Ibiza, où il réside actuellement, et Richie Beirach sur Tokyo. Richie est un grand musicien… À la lecture de cette liste de villes, New York, Paris, Tokyo, Excelsior, on se dit : cherchez l’erreur ! (rires).

  • Une fois de plus vous êtes « ailleurs »…

C’est involontaire. Je ne cherche pas à l’être…

  • Pourtant, cette interview a lieu à Paris et l’un de vos disques en trio s’intitule justement I Love Paris

Vous allez me demander si j’aime Paris. Eh bien oui. Mais si je m’y sens bien, c’est que, même si c’est une grande ville, je ne la ressens pas comme énorme. J’ai la même sensation à Berlin, à l’inverse de New York, sans doute parce que Paris et Berlin contiennent peu de très hauts immeubles. Je ne suis pas fait pour les métropoles ; elles ne tardent pas à me rendre fou, aussi je n’y réside que quelques jours et… au revoir !

  • Cela m’amène au fossé que je perçois entre votre importance aux yeux de beaucoup de critiques, de musiciens et d’amateurs éclairés, et votre présence plutôt restreinte dans les médias. Cette discrétion vous plaît, vous la recherchez ?

J’aurais sans doute pu mieux réussir ma carrière. Seulement, j’ai choisi d’habiter un endroit difficile d’accès, et non près du milieu du jazz. Or, pour réussir il faut vivre à New York. Pour faire carrière, on doit rester constamment en haut de l’affiche. Et pour ça, il n’y a pas de secret : il faut entretenir des contacts, un réseau, c’est comme ça que ça marche. Or, je n’ai pas très envie de rencontrer tout le temps un tas de monde qu’il faut mettre à l’aise. Je répugne à me rendre dans les clubs, à y laisser ma carte. Nic Thys pourrait vous dire à quel point je suis incapable d’établir des relations positives (éclats de rire). Vas-y Nic, profite du micro pour lâcher ce que tu as envie de dire depuis des années (rires).

Bill Carrothers & Nic Thys © Yann Renoult

Ne le prenez pas mal, mais pour moi, passer une bonne journée c’est parcourir les bois avec mon chien sans croiser âme qui vive. Je n’ai pas besoin d’amis pour vivre. A New York, je rencontre plein de gens à qui je ne sais jamais quoi dire. En voyant la facilité avec laquelle Nic sait mettre les gens à l’aise je vois bien que je ne suis pas doué. J’essaie, pourtant, mais en vain. Faire de la musique, c’est l’aspect le plus facile du métier. Le reste est bien plus ardu.


L’interview prend fin sur une plaisanterie de Bill Carrothers qui nous prie, dans un éclat de rire, de ne rien publier de ce qui précède. La conversation se poursuit au cours de la collation d’avant concert. On y apprend qu’il a construit sa maison de ses propres mains et va à la chasse dans les grands espaces vierges autour de chez lui avec des cartouches qu’il fabrique lui-même, en compagnie de son chien (qui semble être le compagnon auquel il est le plus attaché). Il a baptisé ce dernier « Heinz 57 », comme la marque de sauces aux innombrables variétés, car c’est un bâtard qui doit être le produit de trois mille espèces différentes ! Peut-être est-ce dans cette vie d’ermite, ou de trappeur, que réside le secret de sa musique, si belle et si sensible ? Quoi qu’il en soit, ne manquez pas ce grand artiste s’il vient jouer près de chez vous, dans une de ces villes qui lui sont étrangères…