Chronique

John Abercrombie

The Third Quartet

John Abercrombie (g), Mark Feldman (vln), Marc Johnson (b), Joey Baron (dm)

The Third Quartet : tel est le titre du troisième album du groupe que John Abercrombie a constitué avec Mark Feldman, Marc Johnson et Joey Baron. Si ce titre n’est guère créatif, que dire de la pochette ? Sinon que l’étui qui enserre le boîtier de ce CD se situe, du point de vue de la sobriété, dans une esthétique, disons, assez éloignée de la pochette du On The Corner de Miles Davis ! Bref, comme toujours chez ECM, nous sommes prévenus : la bonne musique doit se suffire à elle-même.

A défaut de nous faire rêver, ce titre au moins nous renseigne. Ces hommes jouent ensemble depuis sept ans. Le premier disque de cette formation, Cat’n Mouse, est paru en 2000 chez ECM. Le Class Trip de 2003 fut le deuxième album de nos compères sur le label bavarois.

Pour autant, avec cet album, ce n’est pas à un repas entre vieux copains que nous sommes conviés, où la bière coule à flots, et les rires. La nourriture ici est raffinée. Tant de saveurs subtiles ne se goûtent que dans une ambiance feutrée. Quand il y a tant de tenue chez le chef, il doit y en avoir aussi parmi les convives.

Comment définir cette musique ? À quel courant stylistique la rattacher ? Quelles autres formations évoque-t-elle, où peut-on en trouver les influences ? Les réponses ne sont pas faciles. Certes, dès qu’on voit un violon et une guitare batifoler, les noms de Django et Grappelli viennent à l’esprit. Doit-on préciser que nous sommes ici très loin du Hot Club de France ? Il est courant d’associer Wes Montgomery et Jim Hall à Abercrombie. Si le style épuré de celui-ci justifie ce rapprochement, on serait bien en peine de trouver chez ses illustres aînés des enregistrements approchants.

Même s’il y a improvisation et donc liberté, nous ne sommes pas à l’évidence dans le free jazz, celui-ci brisant plus nettement les liens avec mélodie, rythme et développement, et ces liens se défaisant dans une explosion d’énergie qu’on ne trouve pas ici. Musique contemporaine ? Non, ce quartet n’a pas le souci de produire des formes et des structures innovantes, d’utiliser des installations complexes, de rechercher des textures et des timbres inédits.

Non que cette musique soit simple : mais il y a un grand contraste entre son raffinement, qui permet de nombreuses écoutes, et l’extrême naturel avec lequel elle s’écoule.

La réponse, finalement, pourrait bien se trouver dans les septième, huitième et neuvième morceaux : « Round Trip » d’Ornette Coleman, « Epilogue » de Bill Evans et un « Elvin » composé par Abercrombie, comme les autres titres de cet album.

Mélodie, liberté, lyrisme, engagement total au service de la musique, voilà les valeurs que recèlent ces références et qu’exprime puissamment cette musique finalement idiosyncratique. Même si le climat d’ensemble est, comme souvent chez ECM, plutôt éthéré, la musique est assez variée pour offrir des épisodes énergétiques et même tendus, comme avec « Banshee », qui ouvre cet enregistrement. Sous ce terme se cache une créature des légendes irlandaises dont les hurlements annoncent un décès. La musique, parfois plus orientalisante que celte, ne contient nul hurlement. Elle recèle pourtant un contraste très frappant entre l’énergie et la pulsation urgentes de Joey Baron et Marc Johnson, et une expression généralement limpide et planante de John Abercrombie et Mark Feldman, bien que ce dernier n’hésite pas à faire grincer brièvement son instrument.

Nous sommes loin, donc, de ce style New Age un peu compassé qu’on a pu parfois associer au « son ECM », car dès le début s’installe une tension qui ne se résout qu’à la fin en suspens de ce premier titre. Comme toujours, on admire le soin extrême apporté à la production : le très actif Joey Baron occupe dans le mixage la place subtilement dosée qui permet à son énergie de s’exprimer sans que soit menacée la transparence de la musique.

Avec le deuxième titre, « Number Nine », qui est comme une valse extrêmement étirée, on retrouve le goût connu du leader pour le chiffre trois en musique. Mais surtout, quel instrument peut exposer une belle et simple mélodie avec autant de chant qu’un violon, hormis une voix de soprano peut-être. Et si Feldman, sait chanter, il sait aussi, avec un glissando bref et canaille, nous faire un sourire.

On pourrait ainsi détailler chacun des dix titres. Ce qu’il faut retenir c’est que le chant et la mélodie sourdent tout au long de cet album comme le montre le beau solo avec lequel Marc Johnson ouvre « Wishing Bell ». Mélodies aussi, dans les unissons guitare/violon. Même Baron parvient à faire chanter sa batterie, comme dans le court et puissant solo d’« Elvin ». Mais le chant touche d’autant plus qu’il émerge d’un arrière-plan non dénué d’impact et de force, comme au début du « Round Trip » d’Ornette Coleman, lancé puissamment par la section rythmique. Et chant et mélodie ne produisent aucune mièvrerie, car des improvisations collectives plus abstraites rythment le cours de ce voyage, qui se termine dans l’eau fraîche et limpide d’un court morceau de guitare seule, en re-recording, intitulé simplement « Fine ».