Chronique

Bill Carrothers/Marc Copland

No Choice

Label / Distribution : Minium Music/Discograph

C’est à la farouche détermination du producteur français Philippe Ghielmetti que l’on doit l’émergence sur notre scène de jazz actuel de Bill Carrothers et Marc Copland, deux pianistes rares autant que singuliers. Ils furent ces deux Américains à Paris qui enregistrèrent chacun de leur côté pour l’ancien label Sketch. Amis de longue date, ils se retrouvent à présent sur le nouveau label Minium pour reprendre à leur façon certains standards.

Au phrasé flottant, en suspension de Marc Copland (Poetic Motion) qui déroule des accents intimistes, en traduisant la fragilité de l’instant recomposé, se superposent les éclats plus assurés de Bill Carrothers, pianiste de Minneapolis qui s’est taillé une belle réputation dans le travail de mémoire (le remarquable Armistice 1918 et son non moins émouvant Civil War Diaries).

Les lignes de main se rejoignent sur le clavier, à gauche Bill, à droite Marc, mais peu nous importe au fond : on comprend vite qu’ il s’agit en fait d’un seul et même musicien doté d’un formidable pouvoir, jouant au dédoublement et non à la doublure. Deux natures différentes mais complices qui s’harmonisent et recréent des titres d’un répertoire dont le choix est souvent étonnant.

Si le « Lonely Woman » d’Ornette Coleman sert de fil conducteur, en ouverture et au final (sans compter le prochain exercice de style Huit femmes seules… concocté par le producteur du label Minium), « You And The Night And The Music », plus classique, est swinguant, résolument entraînant, encore qu’il nous apparaisse vite comme dynamité : le déferlement de notes, la cadence nerveuse et déséquilibrée rendent ce chant d’amour plutôt inquiétant.

Cet autre standard de la grande époque, « Take the A Train », surprendra également par son traitement atypique : le thème est ici désarticulé, rendu hésitant, presque bancal, lui qui servit de prototype, de générique au grand orchestre de Duke Ellington, pour illustrer ce qu’était le jazz . Quand ils duettisent, les deux amis ne se regardent pas enchaîner les accords, ils jouent du fond de l’émotion : ainsi, avec « The Needle And The Damage Done », une des chansons du mythique Harvest de Neil Young, ils parviennent à intérioriser la douleur, loin du cri poignant de l’icône rock, qui atteindra avec son tragique « Tonight’s the Night » la couleur absolue du désespoir .

Ces incursions dans des mondes musicaux très divers (il faudrait citer « Masqualero » de Wayne Shorter ou le « Bemsha’s Swing » de Monk) sont unifiées, réconciliées sous leur doigts créatifs. Ainsi en va-t-il de ces standards abordés plus par suggestion et effleurement, le thème revenant de loin en loin, servant de repère, d’indice, comme pour mieux nous perdre. « Blue in Green » est emblématique de cette manière commune de travailler un morceau : composé par Bill Evans, même si Miles Davis en revendiqua plus tard la cosignature, il est recréé sur un mode intérieur, bien plus impressionniste qu’evansien, avec une approche résolument autre de cette mélodie rêveuse, élégiaque même.

C’est que même sans privilégier la virtuosité, toutes ces recompositions ont quelque chose à voir avec une poésie abstraite, sans doute hermétique aux plus rétifs [1]. Copland et Carrothers sont des passeurs de dissonances, créant, de cadences fluides en dérives mélodiques, une nouvelle alchimie du verbe pianistique. Leur musique, par ses harmoniques et ses couleurs, distille une vibrante mélancolie. Ils sont tous deux au service de ces idées musicales qu’ils arrivent à mettre en commun en improvisant à même le piano, tant leur technique musicale est grande, et leur imagination sans limites.

Ils prennent en général leur temps au fil des morceaux, amplement développés : il faudra réécouter cet album avec la plus grande vigilance pour en saisir les finesses, pour se laisser prendre par cette tendre insistance, cette douce violence sous-jacente.

Il ne nous reste plus qu’à aller écouter en concert les deux pianistes, le plus vite possible, comme à un récital.

par Sophie Chambon // Publié le 26 juin 2006

[1Mais comme dans les précédents albums de Marc Copland, Poetic Motion et What it Says (Sketch), le texte poétique de Bill Zavatsky éclaire de façon sensible la musique de No Choice, lui donnant tout son sens.