Scènes

Bunker, orages et robots à Bolzano

Petite visite rapide au Südtirol Jazzfestival Altoadige de Bozen/Bolzano en Italie.


Gard Nilssen Acoustic Unity © Silvia Giovanelli

Comme souvent dans les festivals où l’on est invité, on arrive comme on peut, si tout se déroule comme prévu. Parfois, on a même le temps de profiter du dernier concert du jour, comme c’est le cas ici, à Bolzano/Bozen, où les journées du festival se terminent toutes par le dernier concert tardif, dans le club Ca’ de Bezzi, au sous-sol de la brasserie Batzen (qui nourrit également tout le festival).
Le festival se déroule du 30 juin au 9 juillet et ce reportage couvre les concerts du 2 jusqu’au 5 juillet au soir.

Teis Semey Quintet © Silvia Giovanelli
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C’est donc avec l’étonnant groupe T que commence cette édition du festival italien, niché dans les Alpes tyroliennes. Un trio italien post-moderne qui a programmé des robots pour jouer sur le piano (une installation mécanique est positionnée sur le clavier) et qui marque plus pour l’aspect technique que musical.

Le lendemain, au sous-sol de l’ancien bâtiment de pesée du marché aménagé en lieu de ciné-concert, on découvre le travail d’un duo de musiciens (Francesco Diodati – guitare et Alexander Yannilos – batterie). Ils ont sonorisé un film de 1926 « Au-dessus des nuages en moto » de Lothar Rübelt. Ce concert est le fruit de la collaboration entre les deux festivals locaux, celui du film et celui du jazz. Leur musique colle parfaitement aux images de cette traversée des Dolomites (qui sont juste à côté d’ici) par quelques motards du siècle dernier. Le film est très moderne, avec des plans-séquences stupéfiants tournés depuis un side-car et un personnage féminin qui fait la moitié du film puis disparaît quand l’ascension devient compliquée… qu’est-elle devenue ? Nul ne le sait.

Les concerts en journée se déroulent dans de nombreux lieux de la ville et la région. C’est d’ailleurs l’une des caractéristiques du festival depuis longtemps. Et le trio d’organisateurs qui a repris le flambeau après le départ du directeur historique a conservé ce marqueur fort. Ainsi, ils sillonnent les alentours pour chercher des emplacements propices aux concerts, des lieux surprenants, atypiques ou très typiques et de plus en plus, ce sont les lieux qui sollicitent le festival pour en faire partie, car la communication joue en leur faveur aussi.

La place des Capucins, au centre de la ville, sert de camp de base pour le village du festival. Des tentes, une grande scène, un bar-restaurant, un accueil, c’est ici que se jouent les concerts à grande jauge. Y compris quand les orages de montagne, chargés comme des canadairs, se décident à exploser au-dessus de nos têtes.
Ce ne sont pas quelques gouttes qui vont arrêter le batteur Gard Nilssen et son Acoustic Unity. Devant une cinquantaine de personnes courageuses et sous une pluie battante, le trio joue avec les esthétiques du jazz et son histoire. Kjetil Møster au sax baryton et ténor et à la clarinette est en forme, fort et coloré, Petter Eldh à la contrebasse ne lâche rien et joue le walking-bass à l’ancienne sur un tempo épileptique, Gard Nilssen accompagne chaque note à la batterie, jouant presque mélodiquement et à l’unisson. L’orage fait rage, c’est dantesque, et les trois Scandinaves, sur leur arche de Noé, n’en ont cure !

Sun-Mi Hong Quintet © Günther Pichler

En revanche, la pluie a chassé le groupe de Sun-Mi Hong qui doit se réfugier dans l’auditorium de l’école de musique. Du coup, la décision est prise de jouer le concert en acoustique et c’est parfait comme ça. Tout le groupe fait un effort pour avoir un son cohérent et la musique composée, aux thématiques classiques, gagne beaucoup à être jouée acoustiquement.
Dans le club, c’est le trio KRY qui entre en transe. La jeune et talentueuse clarinettiste iranienne Mona Riahi utilise l’électronique pour un trip technoïde et saturé, entourée du batteur Alexander Yannilos et du bassiste Philipp Kienberger. Ça secoue ferme.

Le rendez-vous du matin est fixé au Bunker H, un ancien bunker nazi creusé à même la montagne et formant un labyrinthe de galeries et de salles sur plusieurs niveaux. Au fond de l’une d’elles, un petit lac devant lequel une scène est installée, c’est le duo de la batteuse Sun-Mi Hong et du trompettiste Alister Payne qui offre un magnifique moment d’interaction et d’improvisation, en utilisant la résonance naturelle du lieu. La lumière rouge, la température moite, l’histoire du lieu, tout conduit à transformer ce duo en moment rare et inoubliable.

Alistair Payne & Sun-Mi Hong © Silvia Giovanelli

Un autre concert marque les esprits, celui du trio français NOUT, soutenu par Jazz Migration et lauréat du Zenith Award 2023. Les trois musiciennes ont invité le saxophoniste et flûtiste suédois Mats Gustafsson pour un concert à quatre des plus énergiques. Mats Gustafsson, subjugué par cette esthétique, a intégré Delphine Joussein (flûte) et Blanche Lafuente (batterie) à son Fire ! Orchestra, à géométrie variable. Une bonne nouvelle.
En attendant, le trio à quatre, devant une salle bien pleine, se lance dans une musique sauvage et débridée, où les sons – qu’ils sortent de la flûte traversière ou de la harpe de Rafaëlle Rinaudo – semblent jaillir comme de la lave. Beaucoup d’effets servent cette musique, avec une bonne dose d’humour, et la rencontre se fait naturellement, sur la base de quelques points communs : un même sens de l’orchestration, de la rupture, de la saturation et des boucles… Cela fait plus de deux ans que NOUT est un trio prometteur, il est bon de constater que les promesses sont tenues !

Nout & Mats Gustafsson © Silvia Giovanelli

Le trio suivant, lui, est inédit et deux heures seulement ont suffi à définir un cadre pour cette rencontre unique. Mona Riahi (clarinette), Sun-Mi Hong (batterie) et Lukas Kranzelbinder (contrebasse) ont joué d’interactions et d’effets pour brouiller les pistes. Mona Riahi joue sa clarinette sur la peau d’une caisse claire et offre une sonorité inouïe que les roulements à la Chick Webb de Hong viennent enrober.

Mona Riahi © Rosario Multari

Le groupe du guitariste danois Teis Semey, dress-code rouge, a donné un concert roboratif et fourni, presque trop. Alistair Payne a délivré un magnifique solo de trompette, il faut le souligner. Enfin, pour clore cette visite rapide, c’est le trio belgo-grec Don Kapot qui invite le clavier Fulco Ottervanger pour un set pétillant, binaire et plein d’humour. Fulco en homme-orchestre s’en donne à cœur joie.

Le festival court en tout sur dix jours et présente toujours la fine fleur des groupes européens, sans frontière. Les trois co-organisateurs Max von Pretz, Roberto Tubaro et Stefan Festini Cucco sont sensibles à la création, n’hésitent pas à prendre des risques, à solliciter des rencontres et présentent une programmation large et équilibrée en termes de genre et de diversité. Un bel exemple à suivre, y compris pour cette direction collégiale atypique.