Scènes

Cinq femmes puissantes à l’Astrada

Quelques portraits de musiciennes entendues sur la scène de l’Astrada.


Charlotte Planchou © Michel Laborde

La salle marciacaise est le lieu des expressions musicales contemporaines les plus novatrices. La programmation fait la part belle aux musiciennes authentiques, qu’elles soient chanteuses, pianistes, guitaristes ou batteuses.

Laura Prince © Michel Laborde

Laura Prince, noblesse oblige
Laura Prince (piano, chant), Grégory Privat (piano), Zacharie Abraham (contrebasse), Tilo Bertholo (batterie), Inor Solotongo (percussions).
Une sensation de grande dignité émerge du set proposé par cette chanteuse, qui a su convertir la part de galères que la vie lui a infligées en un tour de chant où le jazz est bousculé entre tropismes afro-caribéens et accents soul. Il y a du Nina Simone chez elle. Elle incarne véritablement ses compositions.
Son répertoire, issu de son album Peace Of Mine, déploie des ondes issues de l’Atlantique noir dont son directeur musical, le pianiste Grégory Privat, explore depuis longtemps les contours. Dotée d’une tessiture ample, elle bénéficie, en plus de son pianiste, d’une rythmique hors pair, d’origine caribéenne également.

Sarah Lenka © Michel Laborde

Sarah Lenka, sans fausse pudeur
Sarah Lenka (chant), Taofik Farah (guitare), Maurizio Congiu (contrebasse), Yoann Serra (batterie), avec Macha Gharibian (piano, chant)
C’est avec une grande pudeur que Sarah Lenka s’empare de la scène marciacaise. Comme si elle s’inclinait devant la mémoire des chanteuses dont elle a récemment adapté des work songs trop souvent ramenées à leur dimension masculine. Extraire un tel patrimoine (ou plutôt ici matrimoine) de tant de couches de domination (sociale, « raciale », patriarcale) pour le restituer dans une instrumentation contemporaine est un pari pour le moins osé. Elle relève le défi avec une sensibilité rare, grâce à des inflexions vocales entre blues et folk, donnant à saisir la lettre sinon l’esprit d’une Bessie Smith. Son chant provoque une irrésistible envie de snapper sur les deuxième et quatrième temps.
Ses musiciens adhèrent volontiers à sa quête swing féministe, ne serait-ce que par un jeu collectif d’une légèreté certaine (effet de la guitare acoustique ?), sans négliger un sens de la fête des plus naturels grâce à une paire rythmique superlative - contrebasse boisée et soyeuse, batterie profonde au service d’un répertoire patrimonial. La leadeuse convie la pianiste Macha Gharibian pour de nouvelles compositions consacrées à leurs racines de descendantes d’exilé·e·s (entre Maghreb et Arménie). Cette dernière s’empare volontiers de la scène à l’occasion d’un titre en solo puis d’un émouvant duo avec la chanteuse, signe d’une complicité musicale éprouvée. Elle finit par rejoindre le groupe pour un blues qui se termine avec l’ensemble des musicien·ne·s debout sur le bord de la scène, comme une jam-session au coin d’une rue.

Charlotte Planchou © Michel Laborde

Charlotte Planchou, ensorceleuse
Charlotte Planchou (voix, guitare), Clément Simon (piano), Thomas Posner (contrebasse), Pierre Demange (batterie).
De la chanson française pendant un festival de jazz ? C’est qu’avec Charlotte Planchou, les frontières entre genres musicaux sont abolis. Le tout-jazz radiophonique francophone est là pour assister à la prestation d’une chanteuse qui se plaira à rappeler que, lorsqu’elle était bénévole pour le festival de Marciac, il y a quelques années, elle s’exprimait volontiers pendant la jam sauvage en lisière de forêt.
Pendant près d’une heure et demie, elle convoquera sa voix et son corps pour une performance dont les ondes d’émotion captiveront le public. Dans une salle pleine à craquer, elle déploie des postures étranges, qui ont quelque chose de punk et font écho aux vocalises sidérantes qu’elle se plaît à instiller entre ses textes - manifestement la marque de fabrique de cette ancienne élève de l’école d’art lyrique de Lausanne. Elle sollicite son corps en mode percussions pour entraîner son groupe dans un groove collectif qu’elle casse littéralement, en duo avec le pianiste, sur le standard « The Peacocks ». Elle l’incarne à un point tel qu’on sait qu’elle est vraiment une chanteuse de jazz. C’est bel et bien cette capacité à faire groover les mots qui donnent à son tour de chant une force émotionnelle rare. Manifestement, elle a découvert dans la langue occitane des potentialités rythmiques inédites, du fait des consonnes dont cet idiome est riche.

Cette femme-troubadour va même puiser dans la langue géorgienne pour toucher, quelque part, à l’universel. Surtout, elle n’oublie pas de jouer collectif, sollicitant sans cesse son groupe par ses traits vocaux, ses postures et une prosodie rythmique extraordinaire, donnant par exemple à son batteur, Pierre Demange, des envies de swinguer au-delà des horizons. Quand elle s’accompagne à la guitare, elle prend des airs de Colette Magny, dont on sait le profond respect qu’elle avait pour le blues et le jazz le plus débridé. On lui sait gré de s’emparer des éternels « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » et autres « Les Moulins de mon cœur », qu’elle incarnera d’une manière puissante dans un maelström émotionnel - et c’est bien du jazz, ces chansons ayant depuis longtemps creusé leur sillon dans l’univers des notes bleues. En d’autres temps, des mâles mal intentionnés auraient brûlé cette sorcière.

Jas Kayser © Michel Laborde

Jas Kayser, tellurique
Jas Kayser (batterie), Daisy George (contrebasse), Jamie Leeming (guitare), Richie Sweet (percussions).
Dans la famille du London Jazz actuel, je demande… la batteuse ! Formée entre autres à la Berklee de Boston par Terri Lyne Carrington, cette jeune femme de vingt-quatre ans en est à son huitième mois de tournée avec son quartet. Dans un mix de rythmes afro-beat et latins dont sourd le funk le plus profond, elle génère des ondes spirituelles avec un groupe au diapason des propositions expérimentales issues de sa batterie. Il faut certainement fréquenter les dance-floors londoniens les plus à la page pour saisir les mille et une nuances de groove de son set. Paradoxalement, ce sont les silences qui émergent d’un quartet comportant deux instruments percussifs qui génèrent des frissons inattendus pour l’esprit - le triangle ouvre des horizons d’introspection inédits.

Il y a comme une quête de naturel dans un son d’ensemble que l’on devine issu de ces univers électro que sont le dub-step ou encore le UK garage. À ce jeu, la contrebassiste au son ample contribue à la quête spirituelle de la batteuse. Quant au guitariste, il déploie des accords et des arpèges entre brit-pop et accents progressifs façon Pat Metheny. Une version calypso de l’incunable « Skylark » convaincra le public jazz qu’en matière de standards, ces jeunes gens connaissent leur affaire. Quand la division ternaire du temps (le swing) s’immisce de manière subliminale dans un tempo binaire (le groove), forcément on est atteint jusqu’au tréfonds, comme par des secousses sismiques organiques.