Chronique

Colin Stetson et Sarah Neufeld

Never Were the Way She Was

Colin Stetson (b sax, ts, bcl), Sarah Neufeld (vln, voix)

Label / Distribution : Constellation

Saxophoniste américain rattaché à la scène montréalaise, Colin Stetson est sorti de l’anonymat en publiant la trilogie New History Warfare entre 2008 et 2013, notamment le volume 2, Judges. Prodige du saxophone basse, ténor, et de la clarinette basse, cet héritier des Européens Peter Brötzmann et Evan Parker a, en outre, jeté des ponts entre le rock indé-expérimental et le jazz.

Qui connaît Colin Stetson sait sa propension à donner de lui-même, au service d’un jeu physique incorporant respiration circulaire, chant « grommelé » et percussions sur l’instrument, ingénieusement amplifiés. Ce jeu n’inclut pas de boucles enregistrées sur scène (loops et overdubs). Il parvient pourtant à superposer plusieurs lignes mélodiques distinctes. Et qui l’a vu en concert sait que de telles règles du jeu peuvent donner des résultats hallucinants.

La violoniste canadienne Sarah Neufeld, influencée par Béla Bartok, Steve Reich ou Arthur Russell, s’est distinguée par ses participations aux albums d’Arcade Fire, avec qui Stetson a également joué. Elle a aussi officié chez Bell Orchestre avant de se lancer dans une carrière solo en 2011. C’est là que leurs trajectoires se sont croisées, et c’est sous l’égide du label Constellation que le duo est né. La petite histoire dit même que leur union scénique s’est vérifiée à la ville, ce qui peut sous-tendre la réussite de leur mariage artistique.

Faut-il intimement se connaître pour ainsi pratiquer le pas de deux ? La majorité des compositions de ce Never Were The Way She Was est basée sur une rythmique nerveuse, répétitive, une symbiose qui vous hypnotise par vagues. Le jeu de la violoniste forme des arabesques, des courbes serrées autour de celui, plus percussif, de son comparse. Le propos est l’histoire métaphorique d’une héroïne condamnée « à vieillir très lentement », en quête d’« un monde ressemblant à son expérience ». Mais il est secondaire, d’autant que l’éloge de la lenteur ne domine pas musicalement. Les différents timbres se nourrissent, se confondent, mais font naître un sentiment ténébreux. On guette l’accalmie. Le soleil ne demande pourtant qu’à poindre (« The Sun Roars Into View »).

Chaque basculement d’accord relance la danse des deux solistes. Frôlant le vertige (« And Still They Move »), ils se soutiennent jusqu’à se hisser vers un ailleurs extatique (« In The Vespers »). Neufeld étonne par la ténacité de son jeu à la limite de la rupture mais, souvent, la force bestiale du soufflant prend le dessus. Elle chante aussi, d’un chant parfois mystique (« Won’t Be A Thing To Become »). Stetson avait déjà su mêler ses éructations à la voix de My Brightest Diamond (alias Shara Worden) en 2011, mais la réussite est ici encore plus habile.

Car vient la révélation. Les cordes ne sont pas là pour compléter mélodiquement la composition, mais pour en révéler le primitivisme. On ressent alors l’impact que certaines musiques traditionnelles ont eu sur le jeu respectif des deux musiciens, témoignant aujourd’hui d’une belle témérité. A la fin du voyage, emporté mais pas égaré l’auditeur doté d’un sens de l’écoute kinesthésique a vécu une expérience totale. Souhaitons que l’éclosion printanière de ce duo hors saison produise, sur scène, les fruits attendus.