Chronique

Dave Liebman Expansions

Selflessness, The Music Of John Coltrane

Dave Liebman (ss, fl), Matt Vashlishan (as, fl, cl, synth), Bobby Avey (p, kb, synth), Tony Marino (b), Alex Ritz (dms).

Label / Distribution : Dot Time Records

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage… La musique de John Coltrane est une quête pour Dave Liebman : voilà un nouvel hommage rendu par le saxophoniste à celui dont il disait au moment de la sortie de son nouveau disque : « J’ai pourchassé Trane pendant plus de 60 ans. Je peux dire en toute honnêteté qu’il est en grande partie responsable de ce que je suis… et de ce que je souhaite être ». Selflessness est en effet le sixième disque que ce disciple lui consacre, après Joy (1993), John Coltrane’s Meditations (1998), Homage To John Coltrane (2002), Lieb Plays the Blues a la Trane (2010) et Compassion (2017). Sans oublier d’autres hommages, comme Live Under the Sky avec Wayne Shorter. Une fidélité qui en dit long sur le pouvoir d’une source à laquelle il ne cessera sans doute jamais de s’abreuver, tant elle lui semble vitale. Pour Dave Liebman, cette musique est Une, elle ne saurait être fragmentée en périodes et dit d’un bloc, en un temps finalement très court, toute l’histoire d’un homme qui lui aura consacré sa vie entière, jusqu’à son dernier souffle, porté par un cri se voulant universel.

Pourtant, Liebman a l’intelligence de rester lui-même tout au long de cette nouvelle célébration et prend garde de ne jamais se glisser dans un moule qui s’avérerait trop proche de la matrice coltranienne. Si Selflessness embrasse les années 1957 (avec une reprise de « Lazy Bird » de l’album Blue Trane) à 1966 et les ultimes brûlures (« Peace On Earth »), en passant par la période faste d’Atlantic (« Mr Day », « My Favorite Things », « Olé »), ce sont bien les couleurs et les textures propres à l’univers de celui qui vient de fêter ses 75 printemps qui sont mobilisées et offertes. Liebman se consacre exclusivement au saxophone soprano et à la flûte pour mieux croiser le fer avec le saxophone alto et la clarinette de Matt Vashlishan, auquel il accorde une large place tout au long de cette heure fervente. Il y a beaucoup de verve dans leurs échanges, qui résistent à la tentation de chorus déchirés comme seul Coltrane savait et pouvait les habiter. Ici c’est plutôt d’exultation qu’il faudrait parler. On la ressent aussi bien dans la version enlevée, presque légère de « Mr. Day » que dans la métrique modifiée de « My Favorite Things » qui perd son statut de valse et se voit introduit par le piano aux intonations presque romantiques de Bobby Avey, avant d’être transporté par une douce allégresse. Ou dans ce « Compassion » qui fait l’objet d’une étonnante transformation, quand affleurent les synthétiseurs et que la contrebasse de Tony Marino émet une pulsation à la fois entêtante et très contemporaine. Ou encore dans la vélocité de « One Up One Down » au cœur duquel s’illustre la batterie d’Alex Ritz pour mieux permettre ensuite à Dave Liebman de filer vers les sommets et s’affirmer en patron qu’il est. Et c’est seulement lorsque le temps suspend son vol avec « Peace On Earth » que le quintet s’approche au plus près des rivages coltraniens, dans une émouvante union du saxophone soprano et de la flûte que n’aurait sans doute pas reniée le maître lui-même.

Cette musique, d’une humanité profonde, continue de creuser un sillon sans équivalent dans l’histoire du jazz. Dave Liebman sait tout ce qu’il lui doit et nul ne saurait lui reprocher de le répéter d’année en année à sa manière, avec beaucoup d’altruisme. Bien au contraire.