Chronique

David Enhco

La horde

David Enhco (t), Roberto Negro (p), Florent Nisse (b), Gautier Garrigue (dms).

Label / Distribution : Cristal Records

Dans la famille Enhco, je voudrais David ! Décidément, la fratrie est en verve : après Thomas le pianiste dont les Fireflies n’ont pas manqué de retenir l’attention par leur luminosité rêveuse à l’automne 2012, voici le trompettiste qui, de son côté, peut revendiquer un attachement mélodique tout aussi fort avec un disque très prometteur intitulé La Horde. Et même si les comparaisons familiales sont secondaires, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a chez l’un comme chez l’autre un même sens de la construction qui confère à leur musique une dimension cinématographique ou littéraire d’une grande maturité. Ces jeunes gens ont des choses à dire, de belles histoires à raconter, et leur virtuosité s’efface très vite derrière la séduction des scénarios qu’ils ont écrits et des personnages qu’on imagine.

A 26 ans, David Enhco enregistre son premier album sans que pour autant son élaboration ait été guidée par l’urgence ou la nécessité de graver sa musique à tout prix [1]. Elevé dans le culte de la musique, de formation classique bien avant d’entrer dans l’univers du jazz, il sait qu’il est illusoire de vouloir maîtriser chaque page écrite depuis plus d’un siècle, et vain de croire qu’on peut inventer sans cesse. D’ailleurs, peut-on encore inventer ? Plus simplement, on peut ressentir avant tout le besoin de partager sa plénitude d’être vivant en musique. Au-delà de ces questions d’approche personnelle, La Horde n’est pas un énième disque de be bop, loin s’en faut : il est l’expression d’une sensibilité qui imprègne les héritages - y compris celle de la musique du début du XXe - et laisse toute sa place à la spontanéité des émotions. Alors le besoin de s’entourer des bons musiciens, la volonté de peaufiner les mélodies et des les rendre accessibles en les éprouvant auprès du public par le biais d’une courte tournée préparatoire, la nécessité de créer les conditions d’un live en studio (à peine plus d’une journée, avec très peu de prises, les premières étant souvent retenues) ont primé sur le reste : l’émotion doit être transmise au plus près, elle seule compte vraiment, au-delà des querelles de chapelles et d’influences plus ou moins revendiquées. Ce disque est un précipité de vibrations humaines qui n’excluent ni la tristesse ni la fragilité, vibrations nées de la vie mais aussi de lectures, vraie source d’inspiration ici (« La Horde » qui donne son titre à l’album, s’inspire de La horde du contrevent d’Alain Damasio. [2]).

Les qualités des compagnons de route de David Enhco font écho aux siennes : jamais leur maîtrise de l’instrument n’est écrasante ni démonstrative, chacun préservant l’essence mélodique des compositions et contribuant aux arrangements, au service d’un collectif maîtrisé et d’un imaginaire sensible. Pour ces quatre-là, la musique est d’abord une pulsion, celle d’un cœur qui bat au rythme de notre temps. Roberto Negro (piano), Florent Nisse (contrebasse) et Gautier Garrigue (batterie) forment avec le leader un quatuor compact, un carré solidaire dont la cohésion compte pour beaucoup dans le sentiment de fluidité qui se dégage au fil de ces six compositions. Tantôt douce et mélancolique, comme suggérée (« Ballade », « Old Toy »), tantôt prétexte à des échanges plus vifs à travers des constructions complexes sans être abstraites, et qui savent prendre le temps de leur exposition et de la conversation libre entre instruments (« La Horde », « Suite For D And Y », « Novembre »), la musique fait sans cesse défiler des images contemplatives ; elle nous fait partager ses élans dont la douceur formelle - souvent méditative, voire triste, expression d’une fragilité revendiquée - ne cache jamais la quête qui habite les quatre musiciens, celle de soi-même, de notre part d’inconnu et, par là, celle du chant qui vient du plus profond de l’être. Il faut aussi préciser que David Enhco n’a pas voulu enregistrer un disque de trompettiste, même s’il sait ce qu’il doit à ses maîtres (comme il compose au piano, on y retrouvera aussi bien Brad Mehldau, Ravel, et Stravinski que Wynton Marsalis, Miles Davis, Chet Baker ou Woody Shaw). Et si, à l’écoute de ce disque avec trompettiste, on ne peut qu’être séduit par la justesse, la vélocité et le lyrisme mélancolique qui habitent son jeu, ces qualités techniques comptent bien moins que les sentiments transmis : cette trompette est une voix parmi les autres, toutes parlent la même langue.

La Horde est une promesse déjà tenue, celle d’une musique qui nous touche au plus près, sur le fond comme sur la forme ; le jeune âge de David Enhco et de ses musiciens, loin d’être un handicap, en est une autre : le temps parlera pour eux et leurs prochaines histoires continueront de nous captiver.

par Denis Desassis // Publié le 25 février 2013

[1Toutes les informations ou réflexions de ce paragraphe proviennent d’un entretien téléphonique avec David Enhco.

[2Alain Damasio est un écrivain français de science-fiction. Son livre raconte la quête d’un groupe d’humains qui parcourent le monde pour atteindre l’Extrême-Amont, source de tous les vents.