Chronique

Dino Saluzzi

Ojos negros

Dino Saluzzi (bandonéon), Anja Lechner (cello)

Label / Distribution : ECM

Pour ceux qui s’en souviennent, la musique de Dino Saluzzi illustrait le très beau film d’Amos Gitaï, Kadosh, mais aussi celui de Jean-Luc Godard, Nouvelle vague, (mais peut-on encore appeler cela du cinéma ? diront les mauvaises langues), avec d’autres musiques composées par David Darling, Hindemith, Meredith Monk, Schönberg. Un disque était sorti chez ECM. Saluzzi a la particularité d’associer des instruments improbables : sur Kultrum, le bandonéon et le Rosamunde Quartet. Sur Andina, son bandonéon, toujours, et la flûte. Mais la chose est assez courante chez ECM, label dont les productions suscitent éloges et agacements souvent partisans. Ici, Saluzzi s’accompagne de la violoncelliste Anja Lechner, qui a étudié avec Jan Polasek, Heinrich Schiff et Janos Starker (ce qui n’est pas rien) et s’intéresse au tango depuis longtemps. Le bandonéon fait naturellement penser à Astor Piazzola, dont Saluzzi fut d’ailleurs l’ami ; pourtant, on en est ici à la fois près et loin. Le premier morceau, « Tango a mi padre », montre que l’Italien a parfaitement digéré son influence… mais pour mieux partir dans d’autres directions. On reconnait, là aussi, la griffe d’autres musiciens ECM. Un ailleurs comme une petite route, un village que l’on traverserait par inadvertance.

Le violoncelle renforce la touche mélancolique, mais sans pathos. C’est mystérieux et souvent indéfinissable. Le duo joue sur des ambiances et des vague-à-l’âme raffinés, les ballades sont incertaines ou brisées. La première écoute ne suffit pas pour capter toutes les subtilités de cette musique qui s’éloigne des cloisonnements rigoureux. On est au carrefour d’expériences sonores sinon inédites, du moins rares. Il faut donc prendre son temps. Avec un art du dépouillement radical, Dino Saluzzi nous conduit sur des sentiers broussailleux qui requièrent une écoute attentive. On pourrait trouver cela aride, mais le terme est inexact. S’il y a ici un petit côté austère, on est davantage du côté de l’errance, du recueillement, voire d’une douce lumière sépulcrale - d’autant que le disque est dédié à la mémoire de Celso Saluzzi, frère de Dino, qui joua du bandonéon avec lui. Le morceau « Duetto » est, à cet égard, représentatif du climat calme et solennel qui se dégage de ce disque. Le bandonéon, dont le son pourrait paraître disgracieux à certaines oreilles, a de très beau qu’il évoque un sentiment de fêlure, d’après-fête et pour tout dire de solitude - comme cette salle des fêtes désertée qu’on a tous traversée un jour et qui, peut-être, a suscité une rencontre avec soi-même…

par // Publié le 4 juin 2007