Chronique

Guillaume de Chassy

Traversées

Guillaume de Chassy (p), Jean-Christophe Cholet (dir), Orchestre Dijon Bourgogne

Label / Distribution : Bee Jazz

Il y a dans les relations privilégiées entre Guillaume de Chassy et le label Bee Jazz tous les éléments fondateurs de la fidélité, ceux qui allient constance et liberté. Tous les deux ans en effet, le pianiste propose une nouvel éclairage de son art, qui allie souvent jazz et musique classique avec élégance et simplicité, loin des mariages contre nature et des effets de manche. (On se souvient notamment de Silences, son précédent album, et de son approche chambriste et épurée de thèmes empruntés à la musique écrite occidentale.)

Avec Traversées, de Chassy explore en solitaire la dimension orchestrale. Le paradoxe pourrait prêter à sourire, mais tels ces navires qui s’éloignent des côtes familières, son piano est un esquif de jazz sur une mer de cordes et de vents - celle de l’orchestre classique. Non que ces eaux lui soient inconnues, d’ailleurs : en bon aventurier, il s’est toujours senti à l’aise sur l’une ou l’autre rive (rappelons notamment ses nombreux duos avec la regrettée Brigitte Engerer), et n’aborde pas ici en terra incognita. Entre jazz et classique, les échanges sont ici aussi réguliers que naturels. Ainsi, au sein de son « Piano Concerto », première partie du disque et suite en six mouvements où il confronte son phrasé jazz, évocateur et racé, à l’Orchestre Dijon Bourgogne dirigé par Jean-Christophe Cholet, la main droite devise sereinement avec un basson (« Part III »), tandis qu’une improvisation sur la « Sonate D537 » de Schubert s’inscrit dans la continuité de Silences.

Cholet, âme de Diagonal, qui signe les arrangements du « Concerto », n’est pas non plus un novice dans ce va-et-vient, cette ’traversée". Avec son mémorable Hymne à la nuit, il conjuguait déjà les deux esthétiques avec un même souci d’équilibre. Car il n’y a ici nulle volonté d’opposer les formes, de les faire s’entrechoquer. Tout s’harmonise selon une mécanique limpide qui fait la part belle à l’orchestre. A ce titre, la « Part II » (inspirée d’un traditionnel bulgare), où le piano pugnace et les cordes s’imbriquent dans une profusion de couleurs, est un des sommets de l’album.

Autre traversée, la seconde partie du voyage est plus intime : de Chassy est seul au piano pour huit pièces issues des cahiers de Federico Mompou rassemblés sous le titre de Música Callada. Mais intime aussi parce que la musique en apparence aride de ce compositeur catalan (1893-1987) est une de ses influences majeures. Ce choix s’inscrit dans la continuité du Piano Concerto : simplicité mélodique, recherche de l’essentiel - voire de l’essence -, malléabilité de l’interprétation… l’œuvre sensible et mystique de Mompou a influencé d’autres jazzmen par son expressivité (notamment François Couturier en trio). Le jeu de Guillaume de Chassy, au plus près de la partition, est saisissant d’intensité ; sur « Música Callada n°14 », délié et percussif, il rompt avec l’interprétation classique en privilégiant la gravité dépouillée. En ne respectant pas l’ordre des vingt-huit pièces originelles, mais en retenant les plus sobres, le pianiste fait naître des images esseulées, comme des réminiscences de silence. On fait voile avec lui, les yeux clos, vers les confins des genres, là où ils sont abolis à jamais, là où les musiciens voguent sans contraintes. L’amiral veille, la mer est d’huile, et l’on finit par rentrer à bon port.