Chronique

Guillaume de Chassy

Bridges : Hollywood Songbook & Transcriptions

Guillaume de Chassy (p), Thomas Savy (cl, bcl), Arnault Cuisinier (b), Laurent Naouri (voc)

Label / Distribution : Out There / Out Note

En 2012, avec Silences, Guillaume de Chassy constituait un trio avec lequel il allait entamer un long voyage sur les chemins de traverse qui relient le jazz et la musique écrite occidentale. Enregistré à l’Abbaye de Noirlac qui accueille de plus en plus de projets hybrides au cœur de ses vieilles pierres, le clarinettiste Thomas Savy et le contrebassiste Arnault Cuisinier, aux côtés du pianiste, digressaient avec élégance autour de partitions de Poulenc ou de Chostakovitch. Depuis De Chassy n’a cessé de louvoyer entre les langages. En témoigne notamment le remarquable Traversées qui s’inscrivait dans une certaine continuité, autour de Schubert ou de Mompou, seul ou accompagné de l’orchestre Dijon Bourgogne. Le procédé est analogue : appropriation de l’œuvre, puis lente déconstruction dans une économie de gestes qui laisse beaucoup de place aux vibrations et au silence.

Revoici Noirlac, comme une boucle. Après une traversée, un pont : rien de plus normal. Celui-ci rejoint les deux univers qui ne se perdent ainsi jamais de vue. Mieux, ils se confondent totalement, faisant fi des frontières factices. Dans le joyau cistercien, on retrouve le trio, agrémenté de Laurent Naouri, l’un des plus célèbres barytons français. Il visite un répertoire du XXe siècle qui a accompagné l’essor du jazz sans en être partie prenante : d’abord sept pièces du Hollywood Liederbuch de Hanns Eisler, le compagnon d’exil de Brecht. Ensuite cinq morceaux de Prokofiev, dont le Concerto pour piano n°2 (op.16), intitulé « Bridge 6 », où Naouri déclame un poème russe pendant que Savy laisse flotter la mélodie avec douceur sur chacune de ses clés. Grâce à la finesse des variations de De Chassy, les routes parallèles se rejoignent sans rocades inutiles, au rond-point de la mélodie. La voix vient s’ajouter aux prises de parole à la fois lyriques et pleines de retenue, toujours envisagée de manière très égalitaire.

Ainsi, le magnifique « Die Landschaft Des Exils / Bridge 2 », est une construction très ouvragée où la voix s’efface pour une ballade complice du piano et de la contrebasse. Naouri a beau sortir pour la première fois de son répertoire habituel, on le sent pétri par l’amour et la connaissance du jazz. Il y a un sens du rythme et du placement qui donne à la musique d’Eisler un souffle différent, teinté d’un groove dégingandé ponctué de ruptures soudaines (« Hollywood Elegie II / Bridge 4 »). Le choix de Prokofiev et Eisler est, comme le fut Mompou pour Traversées, vraiment pertinent. Les deux compositeurs sont certes contemporains, mais leurs styles sont a priori radicalement différents. En les exposant dans une forme de continuité, De Chassy se saisit de détails concordants pour bâtir un pont - encore un - entre eux. L’exil d’abord, omniprésent, qui résonne dans les pizzicati sépulcraux de Cuisinier sur « At Night/ Bridge 9 », et puis le sens de l’image de ces deux illustres pionniers de la musique cinématographique, même si ce fut malgré eux, ou bien à contre-cœur. Le pianiste, à qui l’on doit il y a quelques années un envoûtant Pictorial Music, sait saisir ces images, ces couleurs, pour en faire un plan-séquence d’une rare beauté.