Scènes

Jazz Sous Les Pommiers, les retrouvailles

Retour à un événement de taille pour cette 41e édition du festival normand.


La formule initiale est reconduite, le week-end « grand public » avec les concerts d’Ibrahim Maalouf et de Melody Gardot, le lundi des lycéens, le mardi du blues. L’invité est le Portugal, porté par l’Institut Français.
Bref, retour à un événement de taille pour cette 41e édition. 61 concerts programmés du 20 au 28 mai 2022. Le jour J, tout est en place, les festivaliers sont présents et déjà nombreux.

Les émotions s’annoncent intenses et variées durant ces neuf jours. Il ne s’agit pas, ici, d’établir un catalogue ni un journal mais de puiser dans ces émotions, d’en extraire la substantifique moelle, l’âme de JSLP.

Marion Rampal, Pierre-François Blanchard © Gérard Boisnel

La féerie et l’enchantement sont créés par le conte musical du Capitaine Marion Rampal et ses rivières souterraines. Le vaisseau et son équipage - Pierre-François Blanchard, piano et claviers ; Sébastien Llado, trombone et conques -, nous emmènent à la recherche de l’île aux chants mêlés. La traversée vogue de la Bretagne à la Louisiane en passant par les Caraïbes. À chaque tableau, comme pour hisser les voiles, elle fait coulisser une toile en fond de scène, magnifiquement peinte par Cécile McLorin Salvant. Le ravissement touche toutes les générations par ces airs traditionnels et créoles en quête du paradis imaginaire.

Isabel Sörling © Gérard Boisnel

Intensité vive du trio de Paul Lay au piano, Simon Tailleu à la contrebasse et Isabel Sörling avec Deep Rivers, projet de 2018 qui célèbre le centenaire de l’arrivée du jazz en France par une relecture de folksongs et spirituals de fin XIXe, début XXe, enrichis de la voix envoûtante de la chanteuse. Les morceaux « A Southern Boy » et « Rebel Soldier », évoquant la Guerre de Sécession, nous entraînent dans la musique folk irlandaise. Puis le duo piano-batterie déstructure le ragtime « Maple Leaf Rag ». La poignante transcription musicale de Paul Lay « To Germany » sur un poème écrit par un jeune soldat allemand dans les tranchées en 1917 et qui mourra peu de temps après, âgé de 17 ans, bouleverse particulièrement la salle. Puis « Battle of the Republic », la célèbre « Glory, Glory Hallelujah », finit d’ébranler le public. Le concert est salué de trois rappels enthousiastes. Le trio nous offre « Go to Hell » de Nina Simone et « Bird on the Wire » de Leonard Cohen. Le frisson musical envahit l’auditeur porté par la voix crescendo de la chanteuse.

Nous sommes dorlotés par le sextet d’Émile Parisien qui présente son album Louise en l’honneur de Louise Bourgeois et sa sculpture Maman. Avec ses complices Roberto Negro, Manu Codjia, Nasheet Waits, Joe Martin et son invité de marque Théo Croker , ils forment un assemblage soudé qui interprète d’une manière aussi douce que fougueuse les compositions « Louise », « Mémento » « Madagascar » et « Jojo » en clin d’œil à Joachim Kühn.

L’émotion nous saisit lorsque Laurent Coulondre rend hommage au pianiste Michel Petrucciani. La communication est parfaite, profonde et singulière avec ce musicien disparu en 1998 et qui se produisait sur la même scène il y a 33 ans. Voir la musique en couleurs, la synesthésie, était sa particularité. Les musiciens du trio, André Ceccarelli à la batterie et Jérémy Bruyère à la basse et contrebasse traduisent cette compréhension dans leurs compositions : « Michel on my Mind », « Memories of Paris », « Looking Up » ou encore « Chorinino ». Le tout joué entre mélodies rythmiques, puissantes, chaleureuses et passionnées devant un public happé, attendant l’instant décisif à la fin du majestueux solo de batterie pour applaudir.

La magnificence nous est offerte à la Chapelle des Unelles par le concert du trio Daniel Erdmann’s Velvet Revolution. Le saxophoniste ténor s’associe au violoniste Théo Ceccaldi et au vibraphoniste au portemanteau Jim Hart pour sublimer la musique du Velvet, aussi hypnotique et minimaliste que le lieu l’inspire. Ce seront les sept ans, le centième et le dernier concert de cette formation. L’harmonie est parfaite et l’émotion manifeste : « comment terminer cette histoire ? ». « Over the rainbow » sera le morceau de fin. Vivement la saison 2…

L’harmonieuse cohésion, c’est lorsque Théo Ceccaldi, résident JSLP, associe l’étonnante harpiste Laura Perrudin à l’écriture du morceau « Game Over », composition contemplative folk et jazz électrique qui monte crescendo vers l’exaltation. Auxane Cartigny au clavier, Julien Loutelier à la batterie et Robinson Khoury au trombone l’accompagnent dans cette création saluée par trois rappels. C’est alors qu’une invitée surprise entre en scène : Climène Zarkan, chanteuse franco-syrienne, pour ravir le public de deux chansons mélancoliques, « Sibouri Ya Nass » et « Ya Habibi Taal ».

Fidel Fourneyron © Gérard Boisnel

Le trombone, instrument du résident Fidel Fourneyron, sera le fil rouge de cette programmation JSLP 2022. A la chapelle des Unelles, c’est en solo au pied de l’autel, « pour me retrouver avec mon instrument » dixit le musicien, qu’il interprète des standards du jazz. Le Negro spiritual « Nobody Knows the Trouble I’ve Seen » se reflète dans ce lieu mythique. La ballade « The Man I Love » révèle toutes les subtilités de son instrument. A la fin du concert, satisfait, il remercie le public d’un « il faut vraiment aimer le trombone ! ».
Au théâtre, Fidel Fourneyron présente sa création Cuatro Caminos, les Quatre chemins, nom d’un quartier de la Havane et aussi de celui où il vit. Il s’accompagne de Vincent Peirani, l’accordéoniste aux pieds nus, et d’Ana-Carla Maza, lumineuse violoncelliste et chanteuse ainsi que du batteur-percussionniste Arnaud Dolmen pour un concert énergique et aérien. Ce quartet est inédit, basé sur les compositions de chacun des musiciens aux harmonies latines, douces et enchanteresses.
D’autres trombonistes se produisent tout au long de la semaine. Nous découvrons des rythmes subtils, complexes ou enjoués, comme le très remarqué Robinson Khoury, Sébastien Llado dans la formation de Marion Rampal, Eduardo Lala et Mario Vicente dans L.U.M.E, Teddy Doris avec Ann O’Aro trio et Daniel Zimmermann et son hommage à Gainsbourg.

L’amour des Coutançais ne faiblira jamais pour Thomas de Pourquery qui fit ses débuts dans les Unelles avec son Supersonic. Back to the Moon inonde la salle Marcel Hélie, comble. L’énergie et la complicité sur scène et dans la salle nous font atteindre les sommets. L’euphorie est à son apogée dès les premières notes de « Yes, Yes, Yes, Yes » dans la fièvre et la douceur. Pour le magnifique cadeau du rappel « Love in Outer Space » de Sun Ra, précédé d’un solo à la guitare « Ne me quitte pas », le public exulte et tous les bras sont levés. Love, Love, Love…

Le sacré surgit naturellement de la majestueuse cathédrale pour un dialogue inédit et singulier entre Louis Sclavis, saxophone et clarinettes et Michel Godard, tuba et serpent. Ils évolueront entre musiques anciennes, baroques, savantes et contemporaines. En fin de concert, Fidel Fourneyron les rejoint pour un morceau qui les transporte « De Charybde en Scylla ».

La surprise conduit une cinquantaine de personnes dans deux jardins, pour deux concerts. Le duo de Christophe Monniot, saxophone alto et sopranino et Didier Ithursarry, accordéoniste, nous y attend pour leur Hymne à l’Amour sous-titré Deuxième Chance. En cette heure matinale, les instruments sont froids et le vent emmêle les partitions accrochées aux pupitres avec des pinces à linge, ce qui n’empêche pas des sonorités claires et limpides. Le tempo vif-lent-vif sur « I Like to Be in America » de Leonard Bernstein côtoie le rock, le slow et la valse pour finir cette « garden party ».
L’autre concert nous entraîne dans l’intense émotion de la chanteuse réunionnaise Ann O’Aro et son trio qui crie la voix des femmes abusées. Dans un blues écorché vif ou dans la musique des Balkans, le trio saisit le public au plus profond des sentiments. Sa voix farouche lance un manifeste contre les infamies en créole et en français.

Le divertissement, le clou du festival, c’est la formidable battle entre deux quintets guidés par le trompettiste Médéric Collignon et le saxophoniste Pierrick Pédron. Le public est impatient d’assister à ce match d’improvisation musicale. Un morceau est tiré du chapeau, associé à une contrainte (jouer avec des gants, d’une seule main ou imiter le son de son instrument). Les improvisations des deux clans sont endiablées. Le public vote avec un bulletin rouge ou blanc, entre hilarité, facéties et mauvaise foi des protagonistes, le show est assuré.

À la rencontre des musiques du Portugal.
Le Lisbon Underground Music Ensemble, L.U.M.E., se compose de quinze musicien.ne.s ; son créateur et pianiste Marco Barroso mêle musique classique et bigband. LUME, le feu en portugais, présente Las Californias, leur dernier album. Trois trompettes, trois trombones, quatre saxophones, une clarinette, une flûte, une batterie, un piano, une basse sont sur scène dans une écriture complexe inspirée du rock et des musiques populaires.

Les concerts du midi au matriciel Magic Mirrors sont à l’abri du vent. Le trio normand Black Pantone joue des compositions chaleureuses et éclectiques, des ballades comme celle composée par le pianiste : « Tiens encore une ballade », premier morceau de leur nouvel album Comme un gant.
La création du tromboniste Daniel Zimmermann, L’homme à la tête de chou in Uruguay, revisite Gainsbourg sous une forme harmonique à la Melody Nelson…

La scène découverte pour présenter les nouveaux courants de la scène du jazz française soutenus par Jazz Migration.
Le trio français Suzanne réunit Pierre Tereygeol à la guitare acoustique et voix, Hélène Duret à la clarinette basse et voix, et Maëlle Desbrosses au violon alto et voix. Un trio qui colore, sur le plan harmonique et acoustique, la musique de chambre du début du XXe de teintes folkloriques. Pierre Tereygeol amène la voix orchestrale et légère vers des improvisations folk, chambristes et profondes.

Camille Maussion © Gérard Boisnel

Nefertiti Quartet, du nom d’une composition de Wayne Shorter, fondé en 2013, allie Delphine Deau au piano et compositions, Camille Maussion aux saxophones, Pedro Ivo Ferreira à la contrebasse, Pierre Demange à la batterie, jouent les titres de leur futur et imminent album Frameless : de belles mélodies et improvisations inventives. La composition « Danse futuriste » voit venir Robinson Khoury. Le public réchauffé se trouve plongé dans un état de bien-être total.

Enfin, Robinson Khoury, tromboniste soliste du prestigieux Metropole Orkest, du Sacre du Tympan et bien d’autres, rayonne et électrise avec un set audacieux, Broken Lines. Étienne Renard à la contrebasse donne le rythme en union avec Pierre Tereygeol à la guitare, Mark Priore au piano et Elie Martin-Charrière à la batterie dans une ambiance jazz pop rock très influencée par le mouvement cubiste et l’art abstrait.

Il est impossible de s’ennuyer à JSLP qui comporte plusieurs festivals en un. Le jazz résonne dans toute la ville, dans les bars, dans les squares, dans les écoles, au cinéma, dans la prison, dans les hôpitaux, dans les EHPAD, sans oublier les scènes tremplin au square de l’Évêché.
JSLP 2022 a retrouvé la pleine forme. Le bilan est très positif avec un taux de remplissage de 90,2%. « On a retrouvé notre festival, et on l’a refait ! » conclura son directeur Denis Lebas.

par Marie Boisnel // Publié le 12 juin 2022
P.-S. :

Une pensée particulière pour notre ami et confrère Jean-François Picaut, disparu cette année, qui illuminait le festival de sa charmante et fidèle présence et de ses savoirs si précieux.