Scènes

Jazz et alentours à travers les champs de Malguénac

Compte rendu du festival Arts des villes, arts des champs à Malguénac.


© Ysa Gudule

Depuis la dernière fois que Citizen Jazz a posé ses valises à Malguénac, le site a changé mais pas l’ambiance. Petite jauge, esprit familial et décontracté, ambiance festive : c’est toujours un plaisir d’être au festival Arts des villes Arts des champs. La salle Résonance fait désormais partie du paysage et le site se déploie autour d’elle dans un cocon accueillant qui compte aussi le Bal Monté, grande tonnelle sur plancher abritant la deuxième scène (occasion de réemployer pour le festival les tissus qui tapissaient jadis la salle omnisports).

Horla © Ysa Gudule

Premier concert du festival au Bal Monté avec Horla, duo formé par Pauline Willerval (violoncelle, gadulka, chant) et Jack Titley (guitare, banjo, chant). Après leur hommage à Skip James (2020), les deux acolytes s’attaquent à la poésie et à la musique de Brigitte Fontaine. Leur instrumentarium et leurs harmonies vocales s’accordent à merveille au répertoire auquel ils s’attaquent, notamment aux parallélismes mélodiques voix-instrument très présents chez Fontaine. C’est un plaisir de naviguer dans l’œuvre de la chanteuse, entre classiques et découvertes (« Je suis inadaptée », « Patriarcat », « La Viande », « Comme à la radio »…). L’atmosphère est très détendue, une partie du public est assis en arc de cercle devant la scène et profite de cette musique intimiste tout en délicatesse d’où jaillissent acidité et espièglerie. Brillant hommage à celle qui « conchie les hommages », comme nous le rappelle un extrait d’interview choisi pour clôturer le set.

Direction la salle Résonance pour Ludivine Issambourg & Antiloops. La flutiste est accompagnée par Julien Série à la batterie, Timothée Robert à la basse et Nicolas Derant aux claviers. De gros slides à la basse, un jeu de batterie hip-hop, des sons type TR-808 : le groupe arrive sur scène avec un mélange de dub, de trap et de jazz. Les nappes éthérées de la basse et du clavier contrastent avec les riffs tranchants de la batterie et surtout de la flûte et de ses attaques à la précision acérée. On est captivé.e.s par la présence, l’énergie et le jeu de scène de la flûtiste. Ses pas de danse laissant le haut du corps fixe pour le maintien du souffle lui donnent un côté un peu possédé-halluciné qui happe le regard.

Ludivine Issambourg © Ysa Gudule

Après une pause de changement de plateau, ça continue dans la Salle Résonance avec Symmetric Quartet (Baptiste Herbin au saxophone, Nicolas Gardel à la trompette, Yoann Serra à la batterie, Laurent Coulondre aux claviers). Le quatuor de virtuoses navigue avec habileté dans les acrobaties mélodiques. Les improvisations solo très denses parviennent à maintenir le caractère entraînant et dansant de l’ensemble en flirtant avec la transe. L’ensemble est également servi par les nuances d’intensité entres grosses montées explosives, logorrhée fournie et moments plus retenus (faisant par exemple entendre juste une ligne de basse main gauche clavier et une batterie parcimonieuse), qui nous ramène à quelque chose de plus calme et plus léger. On aime beaucoup.

Toujours un peu sonné.e.s par le concert précédent, on a du mal à plonger directement dans le magma sonore pourtant très qualitatif d’Ishkero (Adrien Duterte à la flûte traversière et percussions, Victor Gasq à la guitare électrique, Arnaud Forestier au fender rhodes, Antoine Vidale à la basse, Tao Ehrlich à la batterie). On reste quand même un peu. Le public est très réceptif, la danse gagne les corps. La rythmique est entraînante, le jeu de batterie sec et puissant. La foule se densifie, les musiciens incitent les gens à se rapprocher du bord de la scène pour créer une masse qui danse d’un seul corps dans cette profusion d’harmonies survitaminées.

Pour achever l’hypnose après un bon lessivage de superpositions rythmiques et harmoniques délurées, rien de tel qu’un rinçage à la Zeuhl.

La soirée se finit dans la salle Résonance avec One Shot A James (Emmanuel Borghi aux claviers, Philippe Bussonnet à la basse, Daniel Jeand’heur à la batterie, Bruno Ruder aux claviers). Pour achever l’hypnose après un bon lessivage de superpositions rythmiques et harmoniques délurées, rien de tel qu’un rinçage à la Zeuhl. Polyrythmes et montées infernales parviennent à nous transcender malgré la fatigue. L’ensemble fait preuve d’une clarté sonore impressionnante au vu de la présence de deux Fender Rhodes augmentés de synthétiseurs. Ces derniers se répondent à merveille et construisent un dialogue musical limpide, bien que très fourni.

Ninos Féroces © Ysa Gudule

Place au programme du vendredi, dont la seconde soirée s’ouvre avec les Ninos Féroces, groupe de reprises de Nino Ferrer et de jeux de mots. Sur scène, FérrosGuirec (Morvan Leray) à la guitare et au chant, FéRosTronen (Fabien Robbe) à l’orgue et à la chemise, FéRosKof (Laurent Preney) à la basse, FéRosMeur (Jérôme Gloaguen) à la batterie. Tout cela est très plaisant et met de bonne humeur. Le groupe commence par explorer une partie moins populaire de la carrière de Nino Ferrer en piochant dans l’excellent Métronomie. On atteint une dimension supplémentaire quand les quatre Féroces adultes sont rejoints par trois adolescents – leurs enfants – qu’ils ont évidemment baptisés les Niños Féroces (on ne se rappelle plus des villes qui composaient leurs noms, mais on peut vous dire qu’ils étaient féroces). Le quartet alors augmenté d’un nouveau chanteur, d’une trompette et d’un saxophoniste/percussionniste a entamé cette seconde partie de set avec « La Rua Madureira », teintée d’une émotion particulière par la voix impressionnante de maîtrise d’un jeune homme en pleine mue, qui semble encore contenir différents âges en elle. Ce sont alors les tubes qui défilent : « Je vends des robes », « Gaston », « Le Sud » magnifié par les chœurs du public. Réjouissant et touchant.

Après l’énergie de ce premier concert et la cohésion entre les artistes et les spectateurs, l’arrivée dans la salle Résonance pour le set du Antonio Farao Trio est un peu rude. La formation rassemble le pianiste virtuose Antonio Farao, le bassiste Yuri Goulubev, le batteur Vladimir Kostadinovic. Les notes tombent en cascades qui ne nous laissent pas le temps de nous accrocher à quelque chose, même chose pour les cellules rythmiques proposées à la batterie. Il faut dire aussi qu’on est rarement sensible à ce genre de proposition. Trop excités et galvanisés par le premier concert et l’énergie du début de soirée, nous n’avons pas pu entrer dans le calme méditatif qui nous aurait peut-être permis d’apprécier cette musique.

Sarab © Ysa Gudule

Le vendredi se poursuit avec SARÃB (Climène Zarkan à la voix, Baptiste Ferrandis à la guitare, Robinson Khoury au trombone, Thibault Gomez aux claviers, Timothée Robert à la basse, Paul Berne à la batterie). Alliage captivant entre énergie brute et subtile poésie musicale, SARÃB nous a immédiatement conquis par ses compositions qui trouvent le point de fusion entre jazz, rock et musiques du Moyen-Orient tout en s’accordant de brefs détours par des influences diverses (des accents de dub puis de disco sont passés par là). Ce qui frappe avec cette formation, c’est la puissance du contraste, qu’il soit stylistique, dynamique ou scénique. Dans un camaïeu de breaks et de changements d’atmosphères, on passe du très doux, sculpté dans l’épure d’une voix simplement appuyée sur un instrument, au brutal et massif puisé dans le math-rock et le metal, servi par une voix de poitrine puissante. Le mélange subtil des timbres entre voix et instruments est particulièrement appréciable et déstabilisant sensoriellement car on ne sait parfois où commence l’un et où finit l’autre, notamment lors de longs moments à l’unisson entre la voix et le trombone.
Climène Zarkan nous impressionne par sa qualité vocale et scénique, distillant tour à tour voix soufflée, cri troublants et harangues au mégaphone. La chanteuse franco-syrienne nous parle d’exil et de souvenirs en empruntant des vers à la poétesse syrienne Maram Al-Masri, nous disant qu’elle n’a pas trouvé de mots plus justes pour décrire ce qu’elle ressent elle aussi. On sort respirer un peu après un concert qui a bien fait monter la température dans la salle Résonance et avec la joie d’avoir découvert un groupe qu’on a déjà envie de revoir.

Direction le Bal Monté pour  !GeRald ! (Marin au clavier, Marvin à la guitare, Thomas à la basse et Teddie à la batterie). On arrive là sur du brut de décoffrage, un abécédaire du math-rock ou du zeuhl, avec ses enchaînements de riffs toujours plus diaboliques les uns que les autres, à l’image du claviériste qui semble possédé par son instrument, à moins que ce ne soit l’inverse. Le batteur nous présente des faciès grimaçants sans retenir ses coups pour insuffler l’énergie nécessaire au style. L’aspect mélodique n’est pas en reste et le tout, très accrocheur, dégage une énergie plaisante qui poursuit efficacement la lancée de la soirée. A quelques rares moments les musiciens chantent et s’ouvre alors une dimension insoupçonnée de leur musique qui donne envie d’en entendre plus.

Festival de jazz de Malguénac © Ysa Gudule

Place à la danse pour finir cette soirée en beauté avec le maloya jazz de An’Pagay (Luc Moindranzé Karioudja au chant et à la composition, Margaux Delatour au chant, Cindy Pooch au chant, Léo Dumont à la batterie, Wendlavim Zabsonre à la batterie, Damien Cluzel à la basse, Romain Dugelay au saxophone alto, aux arrangements et à la direction artistique). Les deux batteries décomposent et recomposent des rythmiques qui entraînent les corps, et la précision des kayambs finit d’imposer la transe, guidée par une basse bien lourde (bien que très mélodique), et sublimée par les envolées du claviériste saxophoniste. Les harmonies vocales caressent énergiquement l’oreille et apportent une présence solaire. Le public se laisse emporter.

La journée du samedi s’ouvre avec Kaolila, quintet de femmes énervées portant des chansons en breton sur des femmes fortes et leurs histoires. Sur scène Marion Guen au chant, Arzela Abiven au chant, Faustine Audebert à la basse et au chant, Hélène Brunet à la guitare et à la stomping box, Nicola Hayes au violon et le guitariste Doniphan Laporte invité pour la fin du set. Le chant, parfois à 2 voix, à 3 ou à l’unisson percute, appuyé par la lourdeur de la musique qui flirte par moment avec une sorte de stoner acoustique à la guitare et à la basse. Le violon, de son côté, alterne phrases légères, aériennes et moments lancinants qui frottent avec le reste. On apprécie la présence scénique, les discours, les grimaces et l’humour subversif. En guise de rappel, les chanteuses délaissent leurs micros et viennent sur le parquet devant la scène pour nous offrir un beau moment a cappella à trois voix, occasion notamment d’apprécier la largesse des basses de Marion Guen.

Il dit qu’il est temps d’obtenir l’égalité homme-femme et présente les techniciennes en ce sens. Dommage qu’il ait ensuite invité les « jolies femmes » à danser sur scène, enfonçant ainsi le clou d’un essentialisme contreproductif.

C’est Sélène Saint-Aimé (à la contrebasse, au chant et à la poésie) qui poursuit dans la salle Résonance, accompagnée par Boris Reine-Adélaïde au tambour bèlè et aux percussions et Adrien Sanchez au saxophone ténor. Les textes sont tantôt chantés, tantôt parlés. Tantôt originaux, tantôt empruntés à d’autres comme lors d’une reprise de Doug Watkins, d’Aznavour et d’une lecture de Suzanne Césaire. Elle nous explique qu’elle lit « Le Grand Camouflage » en boucle depuis qu’elle l’a acheté il y a trois ans. Elle nous dit qu’elle est moins connue que son mari mais qu’elle gagne à l’être, qu’elle la trouve très importante dans la littérature et dans le patrimoine et le matrimoine français. Elle insiste notamment sur ses descriptions de paysages et son regard tranché sur les liens coloniaux entre la France et la Martinique. La voix de Sélène Saint-Aimé est captivante et variée. Elle explore à la fois les aigus, leur acidité et leur douceur, en voix mixte et en voix de tête, puis les graves dans une ample voix de poitrine, le tout dans un timbre qui se teinte souvent d’une résonance un peu lyrique. Elle propose une musique complexe qui prend le temps de respirer et de varier. On découvre des paysages, elle nous emmène avec elle dans ses pérégrinations.

Jupiter & Okwess arrivent ensuite avec leur rock entraînant, baigné d’influences d’Afrique de l’Ouest. Au chant Jupiter Bokondji, à la guitare Eric Malu-Malu, à la guitare yende Richard Kabanga, à la basse Balamba Bongongo et à la batterie Montana Kinunu. L’énergie est bien présente, on se laisse prendre par la danse pendant quelques morceaux. Cependant, nous ne trouvons pas d’autre point d’accroche que l’énergie et finissons pas nous lasser de la proposition. Notons que le groupe n’était pas au complet (il manquait tout de même trois musiciens par rapport à la liste du programme) ce qui explique certainement cela (leurs enregistrements studio nous semblent plus riches que ce que nous avons entendu là). Sur un plan extra-musical, on regrette un moment gênant pourtant probablement rempli de bonnes intentions : Jupiter introduit une chanson en expliquant qu’il s’agit d’un hommage à « la femme » (il insiste plusieurs fois sur l’expression). Il nous dit qu’il est temps d’obtenir l’égalité homme-femme et présente les techniciennes en ce sens. C’est bien. Dommage qu’il ait ensuite invité les « jolies femmes » à danser sur scène, pour célébrer le moment, et répété une dernière fois « la femme », enfonçant ainsi le clou d’un essentialisme contreproductif.

Pour son dernier concert du festival, la Bal Monté va recevoir les assauts agités d’un public remuant sous la fougue des Dynamite Shakers. On est content.e.s de voir un concert de bon vieux rock garage, d’autant plus joué par de si jeunes gens. Les quatre vendéen.ne.s (Elouan Davy à la guitare et au chant, Lila-Rose Attard à la basse, François Rocheteau à la batterie et Calvin Tulet à la guitare) sont âgé.e.s de 19 ans. Ils enchaînent les riffs efficaces et les compositions habiles et sans détour, le public s’agite et le technicien plateau est débordé par les chutes en série des pieds de micro, la faute aux rebonds du plancher.

on apprécie vraiment la qualité du son qui est d’ailleurs une caractéristique constante et habituelle du festival.

Casey & Ausgang © Ysa Gudule

Après ce rafraîchissement grisant, le festival se clôt avec Casey et Ausgang (Casey à la voix, Sonny Troupé à la batterie, Marc Sens à la guitare, ManuSound aux machines). C’est brutalement cathartique. La lourdeur des riffs soutient l’impact du propos. La présence de Casey est hypnotique, renforcée par un travail lumière fin. L’ampleur de sa voix et de son growl est assommante. Parmi ses thématiques, on retrouve beaucoup la question des dominations sociales et raciales, qu’elle tacle avec rage et force de propos. On est happé.e.s par le flow de la rappeuse et par le spectacle, qui semble taillé d’un bloc massif. Malgré la fatigue, le set passe d’une traite. Cela fait naître une émotion bien spécifique quelque part dans le ventre, quelque chose de compact et contenu, qui se diffuse et nourrit. Pour avoir déjà vu le groupe ailleurs, on apprécie vraiment la qualité du son dans cette salle de Malguénac, qualité sonore qui est d’ailleurs une caractéristique constante et habituelle du festival.

Comme à chaque édition, on quitte le festival les oreilles et les tripes bien secouées et satisfaites par une programmation éclectique qui fonctionne à merveille.