Scènes

Jazz sur son 31, de Miller à Iyer

D’un piano l’autre, le chapiteau de l’Automne Club a vu se succéder le 22 octobre 2010 deux pianistes fort différents dans l’esprit comme dans la lettre.


D’un piano l’autre, le chapiteau de l’Automne Club a vu se succéder, le 22 octobre 2010, deux pianistes très différents dans l’esprit comme dans la lettre. D’abord Mulgrew Miller, incarnation d’un jazz classique attaché à ses origines, puis Vijay Iyer qui, sans oublier d’où vient sa musique, s’attache à lui chercher des lignes de fuite.

Vendredi 22 octobre, 18 h 30, premier concert de la soirée à l’Automne Club - confortable chapiteau planté dans la cour du Conseil Général de Haute-Garonne. Seul en scène, Mulgrew Miller. Silhouette massive, costume anthracite - il ne tombera jamais la veste malgré la sueur qui ruisselle - il salue, s’installe et entame « Black Coffee ». Exposition du thème, main gauche stride, feeling blues en veux-tu en voilà, on entend Tatum, Fats Waller et Oscar Peterson, on voit Miller, cinquante-cinq ans mais dans la lignée des grands anciens : McCoy Tyner, Hank Jones, continuateur d’une tradition qu’il sert depuis ses débuts dans les Jazz Messengers. Quelques petits bouts de citations ellingtoniennes, un final plutôt gospel et on passe à la suite. Cole Porter, « So In Love ». Introduit par des cascades d’arpèges, des salves de trilles et de digressions mélodiques (une citation de « The Good Life » ?), et porté par un rythme de bossa nova revisité swing. Suivront « Four » (M. Miller tient à préciser que le thème n’est pas de Miles Davis, ce vil usurpateur), « Never Let Me Go » assorti d’ornementations rococo et de démonstrations de virtuosité pianistique, puis « Yardbird Suite », « Farewell to Dogma » - un titre de Mulgrew Miller soi-même -, « Waltz for Debby » puis un « Body and Soul » dont le chorus cite « Nobody Knows the Trouble » avant de repartir vers des envolées arpégiques qui déboucheront, surprise, sur une coda stride aux accents monkiens. Pas de hasard : c’est « Monk’s Dream » qui va suivre et qui clôt le concert, avant un rappel sur « A Child is Born », très sucré.

Mulgrew Miller s’affirme comme un pianiste talentueux, volubile et prolixe, maîtrisant les langages jazz depuis les origines jusqu’à… sa naissance à lui, ou peu après. On sent qu’il est de ceux pour qui « le jazz est la musique classique des Noirs américains » [1]. De fait, son jazz tend vers une musique de répertoire, solidement campée sur ces piliers que sont le swing, le gospel et le blues. L’improvisation y est si balisée que le pianiste paraît en liberté surveillée. Aux ressources traditionnelles du genre, il ajoute fioritures virtuoses et emprunts à la musique savante européenne du début XXème siècle. Le risque est grand de glisser - comme pour le classique - vers une musique pour spécialistes, où la qualité de l’instrumentiste s’apprécie selon des critères extrêmement codés : qualités techniques et respect des formes canoniques.

Vijay Iyer © Michel Laborde/Objectif Jazz

Tout autre son de cloche avec Vijay Iyer, en trio pour le concert de 22 h. Certes, son langage pianistique et sa sonorité le placent sans conteste dans l’identité « jazz ». Certes, son répertoire inclut des thèmes classiques du jazz et - tiens, comme pour Mulgrew Miller - célèbre Duke Ellington et Thelonious Monk. Mais entre Miller et Iyer, pianistes de jazz l’un comme l’autre, il y a bien plus que les 15 ans qui les séparent à l’Etat-civil : il y a un fossé esthétique. Un monde.

Technique impeccable mais sans la moindre joliesse : le toucher est précis, souvent mat, le jeu sans esbroufe, Iyer va à l’essentiel : « Lude », c’est le titre du premier morceau. Ni « Pré », ni « Post » : « Lude » tout court. L’essentiel étant, on l’a compris dès la première minute d’écoute, de poser des questions et non d’y répondre. De tracer des tangentes et non de fermer les cercles. C’est Stephan Crump, le contrebassiste, qui donne la structure rythmique - une structure complexe dont les métriques s’entrechoquent mais qui groove très efficacement. A la batterie, Marcus Gilmore ne marque pas les divisions du temps : il joue un peu comme le ferait un instrument mélodique - une flûte, un saxophone -, même s’il se sert peu des hauteurs relatives de ses toms.

A ce stade, vous pensez avoir saisi un peu comment ça marche. Erreur. Morceau suivant, les rôles changent dans le trio. Circulent. La rythmique passe par ici, elle repassera par là : musique mouvante, dont on ressent à la fois l’abstraction géométrique et l’immédiateté émotionnelle. C’est « Optimism », un morceau que Vijay Iyer a composé juste avant… les élections présidentielles [2]. Sourire en coin : M. Iyer est aussi un pince-sans-rire. Il explique tout cela après le troisième titre, « Cardio », enfin un thème que l’on connaît [3], les deux premiers étaient inédits. Fibrillation/défibrillation : basse et batterie sont sur deux patterns rythmiques distincts, oreillette et ventricule ; le piano coule, irrigue, régule. Suit « Human Nature » de Michael Jackson : il n’y a pas plus de sot thème que de sot métier. Nous aurons aussi, plus tard, Stevie Wonder et son « Big Brother ». De « Human Nature », Iyer fait une longue pièce divisée en mouvements, un peu à la manière d’une symphonie. Puis, tiens, un rythme « carré ». Un 4/4 ? non ; presque, mais pas un 4/4. « Far From Over », ça s’appelle. On est loin d’en avoir fini.

« Mulgrew Miller m’a laissé quelques notes sur le piano », précise Vijay Iyer avant d’aborder « Abundance ». Drôlerie encore, l’un des ingrédients qui rendent digestes, immédiats, organiques ces morceaux d’un incroyable raffinement. Intellichiant ? Que non ! Cérébral ? Stephan Crump - impressionnant - chante mezza voce chaque note de ses chorus. Il vit ce qu’il joue avec une rare intensité. Aucun intellectualisme dans ce trio : ils ont cette musique-là dans la tête, dans le corps, voilà tout. Une musique neuve pour nous mais familière pour eux, qu’ils savent nous rendre intelligible. [4]

« Darn That Dream » est joué à la Monk. Plus qu’un hommage, une fleur déposée sur la tombe du géant [5]. Piano solo, « pompe » de la main gauche, tempo medium puis break, up tempo, un long solo de Marcus Gilmore construit comme un chorus de piano, c’est un autre titre, et voilà que l’on boucle sur le premier thème. Temps cyclique.

Deux rappels dont un Stevie Wonder et c’est fini. Même si ce concert n’était probablement pas son tout meilleur, si certains chorus cherchaient un peu la sortie, si le rythme trépidant des tournées émousse parfois le mordant des musiciens, le trio de Vijay Iyer nous a montré - démontré, à la façon d’un logicien passionné - que le jazz est une musique d’avenir. Grâce leur en soit rendue.

par Diane Gastellu // Publié le 10 janvier 2011

[1Affirmation prêtée tantôt à Duke Ellington, tantôt à Charles Mingus.

[2Aux USA, bien entendu…

[3Sur l’album Reimagining (2005).

[4Vijay Iyer, théoricien de la musique, a consacré plusieurs études à ce qu’il appelle « embodied experience » ou « embodied cognition ».

[5Cf. « Thelonious Monk : Ode To A Sphere », publié récemment dans Jazz Times.