Entretien

Joëlle Léandre

Un bilan de vie et de musique en forme de manifeste

Photo © Rémi Angeli

Peu avant la re-création à Strasbourg, pour le festival de musique contemporaine Musica, de son œuvre pour tentet « Can You Hear Me », Joëlle Léandre se confie.

Elle dit « jouer ma basse » : en transitif direct, sans transiter, pas d’intermédiaire, corps et âmes, duels et fusionnels, les deux corps, les deux âmes.

De Joëlle Léandre, je ne connaissais « que » la musicienne : de nom, de concerts, d’histoires. Et avant de lire son passionnant À voix basse (édition MF, 2013), j’ai passé deux heures avec elle à l’occasion de la re-création à Strasbourg, au festival Musica (30 septembre 2014) de sa composition pour tentet, Can You Hear Me. Une rencontre forte, un partage en sincérité haute, autour de la basse, évidemment, et de la vie comme une musique.


- Mais qu’est-ce qui vous a pris de vous lancer dans ce « tentet » ?

Joëlle Léandre : C’est une commande, un « work in progress » d’un ensemble autrichien qui a été donné en création il y a quatre ans, en Autriche donc, avec le même titre « Can You Hear Me ? », lors d’un festival de jazz et de « musiques créatives » comme dirait monsieur Braxton. Je joue là-bas, à Ulrichsberg, assez régulièrement depuis bien des années. En passant, il faut le dire et le souligner, je ne joue pas beaucoup avec des musiciens français… Je ne sais pas pourquoi, à eux de le dire… Bref, le directeur de ce festival, Alois Fischer, m’a un jour appelée pour me passer une vraie commande d’État, pour un ensemble à l’instrumentation presque définie. La création a été faite là-bas, avec un disque qui a très bien marché, chez Leo Records. Et il y a deux ans, je me suis dit pourquoi ne pas le jouer en France, je suis française, et puis ça s’est fait comme ça ! Après il y a eu la recherche des musiciens. À part Jean-Luc Capozzo à la trompette, avec qui je joue depuis des années, les autres ont entre vingt-cinq et trente ans à peine. C’est, on peut le dire, transgénérationnel.

- Dont les Ceccaldi, qui sont un peu vos chouchous !

Ce sont mes bébés symboliques ! En vérité, des musiciens d’Orléans qui sont venus à mes stages sur l’improvisation et la composition, et du coup je suis un peu la marraine de leur trio : Guillaume Aknine, les deux frères Ceccaldi ; les autres vivent à Paris. Florian Satche, c’est aussi un bébé de stage… Ces ateliers de cinq jours de travail intense, où on parle de tout : de jazz, de free, de forme, structure, répétition… Donc, j’ai pensé à eux parce que je les aime beaucoup, eux et Alexandra Grimal (saxophones), Séverine Morfin, Christiane Bopp et Jean-Brice Godet. Et il a fallu trouver les moyens ! Dix musiciens, ça représente un sacré budget !

- Avec des musiciens différents, ce tentet n’est donc plus le même, et la musique non plus…

En effet, ce n’est pas un remake : j’ai modifié, et même plus que modifié, recomposé des passages. En ce sens, c’est une création et, en l’occurrence, ici à Strasbourg, une création mondiale, ou tout au moins française. C’est une composition en « open forms » où il y a des moments, des tuilages, des résonances avec ce sujet qui m’est cher de l’improvisation et de la composition. J’ai quand même travaillé cinq mois pour écrire cette chose-là, ça ne s’est pas fait en un claquement de doigts. Je l’ai composée en mémoire de ma famille, aixoise, tandis que mon père se mourait. Cette même année, c’était la deuxième Intifada, on en avait assez de ces terribles événements, comme ce qui s’est reproduit en août dernier là-bas : insupportable ! C’est pourquoi, à partir de ces deux événements, j’ai appelé la composition « Can You Hear Me ? ».

© Ph. gp 2014

- M’entendez-vous… Pour une musicienne, ça veut dire beaucoup de choses…

Oui, une colère, une rage… Mais pas pour autant un message – je déteste cette idée de « musique à message ». C’était aussi un coup de chapeau à ma famille, une famille simple, prolétaire. Et il n’y a pas plus fier que des prolétaires qui ne veulent surtout pas, quand ils ont mangé leur merde, que leurs enfants fassent de même. Donc ils ont tout donné à leurs enfants, à ces deux-là en particulier, Richard et moi, qu’ils ont inscrits au conservatoire d’Aix, sans trop savoir. Cantonnier, ça n’a rien à voir avec Brahms, Stockhausen, Boulez, Braxton, Steve Lacy…

Les Léandre, c’était des nomades,
des gens du voyage, du cirque

- « Ce n’est pas pour nous », comme disait votre mère.

Voilà, ce n’était pas pour nous ! Nous, on écoutait Tino Rossi et Glenn Miller…

- Ah, quand même !

C’est pas mal ! Et l’opéra ! Mon père adorait les Puccini et autres. Les Léandre, c’était des nomades, des gens du voyage, du cirque. Mon grand-oncle était clown, il est resté quinze ans chez Médrano. J’ai sûrement ça dans les veines, c’est une évidence ! Le père, lui, avait un look manouche, arabe, gitan, juif, espagnol : très typé, basané, avec de grosses moustaches noires jusque-là. Mais parlons plutôt musique !

Donc, j’ai eu ce désir de faire jouer ce tentet. Alors, j’ai appelé mes collègues, copains… Jouer avec des jeunes ! C’est la roue qui tourne. Quand, à 25-26 ans je jouais avec Derek Bailey, à New York, ce n’était pas rien ! Il est un peu le père spirituel de la free music européenne – la free music, ça ne veut rien dire pour moi ! Musique libre… mais personne n’est libre ; quand on a un instrument dans les mains, une trompette, un violon, il faut travailler tant et tant, le souffle, les doigtés, les règles : toute cette discipline qu’est la musique.

- Venons-en à l’improvisation.

Sujet qui m’est cher, ô combien, car je porte ce drapeau depuis pas loin de quarante ans. L’improvisation sans idiomatisme ! Car dans le jazz, l’improvisation est idiomatique, c’est-à-dire dans un style donné – be bop, west coast, hard bop, etc. – qui devient institué, et parfois formaté, comme on le retrouve dans les conservatoires. Dans l’improvisation libre, sans idiome, il n’y a pas ce style préalable, même si on n’échappe pas à ses modèles culturels. Dans le baroque, par exemple, on improvise dans le style élisabéthain, du XVIe ou XVIIe, dans le style de Jean-Sébastien Bach ou plus proche de nous, Olivier Messiaen.

Tous les musiciens des siècles passés
jouaient d’un instrument et improvisaient

- Bach, grand improvisateur !

Tous les musiciens des siècles passés jouaient d’un instrument et improvisaient, tous ! Ils jouaient à plusieurs, souvent, ils se faisaient plaisir, c’était naturel. L’improvisation, c’est de la vie, la musique nous traverse ; c’est intellectuel aussi, conceptuel peut-être. Mais le sujet de l’improvisation – pour moi, et quelques autres – est avant tout compositionnel. C’est une immense responsabilité. Sinon c’est de la diarrhée !

Photo © Hélène Collon

- Ce n’est pas « du n’importe quoi. »

Non ! Et il apparaît qu’existent des improvisateurs moyens, des grands et des très grands. De même qu’avec les compositeurs et les instrumentistes. C’est affreux de parler comme ça, mais c’est ainsi !

Donc, pour revenir à Derek Bailey… Je suis partie très jeune aux États-Unis, à Buffalo, avec une bourse américaine. Là-bas, je vois, annoncé dans The Voice : « Derek Bailey et Cie ». J’y vais, je le rencontre, et il m’invite à jouer avec lui ! J’ai toujours été curieuse, de la vie, de l’aventure, des musiciens, de la rue : c’est tout ça qu’on met dans nos boîtes sonores !

- Voilà pourquoi je voulais aussi vous entendre parler de vous, de votre vie. Selon le mot de Montaigne : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies »… Remplaçons discours par musiques…

Ah je le pense aussi, oui ! Certainement. Donc, j’avais 26 ans, lui, Bailey, 40 ou 45, peut-être plus. J’ai beaucoup appris de ce musicien, de son travail, de son attitude face au monde. Donc, je trouve joli, sympathique qu’une femme plus âgée s’entoure dans ce tentet de jeunes, parce qu’on apprend, eux de moi et moi d’eux. C’est extraordinaire. Et c’est une chose naturelle chez moi que de jouer avec des jeunes.

J’ai toujours été curieuse, de la vie, de l’aventure,
des musiciens, de la rue : c’est tout ça
qu’on met dans nos boîtes sonores !

- Pourquoi les États-Unis ? Un désir d’aller au pays du jazz ?

Oui en partie, mais c’est surtout la rencontre de John Cage qui a été déterminante. En fait je l’ai connu en France, quand j’étais bassiste de L’Itinéraire, un ensemble de musique contemporaine – j’ai joué beaucoup de musique contemporaine. Mais à New York, j’allais régulièrement écouter du jazz, et surtout du free jazz downtown. Ça correspond à l’explosion de cette transversalité que j’ai en moi : j’ai écrit ma première musique de danse en 1973, puis de la musique de théâtre. Ça fait des années que je compose, sans jamais me mettre en avant car je n’ai pas le geste du compositeur classique : me faire éditer pour que ma musique soit jouée dans cent, deux cents ou cinq cents ans ! Ça m’est égal. Je travaille dans l’ici et maintenant. Il n’empêche que j’enregistre, et ma discographie est pléthorique.

- On n’arrive pas à vous suivre !

Ce n’est pas grave. Chacun fait ce qu’il a à faire. De mon côté, si la musique est bonne, si les musiciens sont d’accord… c’est ce qui compte. Sans parler du boulot pour trouver le producteur, pour faire des copies destinées aux amis, un boulot énorme ! Je suis quelqu’un qui a travaillé é-nor-mé-ment ! Je travaille continuellement, je ne regarde jamais en arrière.

- Vous êtes l’ouvrière, au sens du « Sois fier ouvrier ! »…

Oui, je suis une ouvrière ! Le look ne m’intéresse pas, seulement l’individu, l’Homme, ce qu’il a à faire, à décrotter, à décoller, à déconner, à dé… Il y a beaucoup de « dé ». Et construire, se construire. On appelle ça l’invention de soi, être soi. C’est politique, totalement politique !

L’improvisation en musique est l’équivalent
de l’écriture automatique, de l’irruption
de l’inconscient dans l’expression artistique

J’arrive à Paris en 69, en plein éclatement du monde. Je suis une enfant du free jazz. De 69 à 71, j’allais régulièrement au Centre américain, tout se passait là. La danse, la performance, la poésie sonore – avec Julien Blaine, Jean-Jacques Lebel, John Giorno, Nanni Balestrini, tous ces gens qui croisent les arts et les modes de pensée. C’est de ça que parle Deleuze à propos de rhizomes, de plis, de déplis. À Polyphonic, le festival de Lebel, il y avait toujours Guattari et Deleuze dans la salle. Je suis une enfant de Rashied Ali, Frank Lowe, Alan Silva, Frank Wright, Bill Dixon, Anthony Braxton, Ornette Coleman, que j’ai vus et écoutés. Symboliquement et intellectuellement, je suis une enfant d’entre les deux guerres aussi : les surréalistes, Café Voltaire, Picabia, Man Ray, Marcel Duchamp, et évidemment Cage. Je viens de là.

- Café Voltaire ?

Zurich, Tristan Tzara et ce qui en découle, l’écriture automatique, Henri Michaux, tous ces gens-là.

- Et c’est aussi le monde des correspondances, au sens baudelairien, puis surréaliste : entre musique, littérature, poésie, peinture, etc. L’improvisation en musique est l’équivalent de l’écriture automatique, de l’irruption de l’inconscient dans l’expression artistique.

Oui, je suis une enfant symbolique de « tout ça ». J’ai aussi vraiment écouté les « blacks », du moins en disque : Bird, Coltrane, évidemment Mingus, etc. J’ai une culture jazz, j’aime le jazz. Je me suis posé des questions sur tous ces rôles dans le jazz et sur toutes ces règles qui font que le bassiste doit être en binôme avec les drums, qu’il y a les chorus du pianiste, du sax, puis qu’on revient au thème, A-B-A… etc. J’ai été fatiguée de toutes ces choses ! Et que le bassiste et le batteur ne soient qu’un « collé en tandem »… Qu’est-ce que ça veut dire ? La basse est un instrument d’une richesse inouïe, elle ne peut être réduite à ces rôles et à ces règles !

© Ph. gp 2014

J’aurais aimé que Bartók et Stravinsky écrivent
un concerto pour basse et piano,
ou même pour basse seule

- Alors, vous vous êtes rebellée contre ces codes, à une époque où, pourtant, on faisait la part belle à la rythmique… Mais elle était trop convenue pour vous.

Oui, c’est ça. Et trop hiérarchisée, trop de règles et de rôles figés. Parce que la basse est grave, on la met au fond, « ça tient les piliers » ! C’est une condamnation à la rythmique ! La contrebasse est un instrument totalement oublié, même dans le classique, quel dommage ! J’aurais aimé que Bartók et Stravinsky écrivent un concerto pour basse et piano, ou même pour basse seule… Et Beethoven : rien ! Pas même une sonate pour contrebasse. Vous savez pourquoi ?

- Il n’entendait pas les basses !

Ah, ah ! Non, non ! C’est que dans la musique règne la hiérarchie entre les instruments nobles et non nobles. Et ça continue ! Y compris dans un festival de musique contemporaine comme Musica, où on écrit toujours pour la même instrumentation ! Ma colère est grande. Je n’ai pas de réponses à ça, mais plein de questions. Instruments « nobles » : violon, violoncelle, piano, clarinette, la voix évidemment. L’alto du quatuor à cordes n’est pas noble… Et la contrebasse, n’en parlons pas, c’est derrière les fagots. Dites-moi, quand vous rassemblez un violon, un luth, une guitare électrique et une contrebasse, ça ne forme pas un quatuor à cordes ? Eh bien non ! Depuis quatre cents ans au moins on écrit pour deux violons, un alto et un violoncelle, et pour être joué aujourd’hui il faut suivre ce conservatisme. Quand on aura changé ça – les croisements, les résonances, la manière d’entendre, de composer, de mettre en présence des cultures, des pensées différentes, ça ira mieux.

Le jazz n’a pas beaucoup bougé
dans ses formes, concepts,
instrumentations, structures

- Mais justement, le jazz, n’était-ce pas ça dès le départ, cette cassure dans les règles musicales figées ?

Mais l’écriture de jazz a aussi été très codifiée. Ça ne bouge pas beaucoup ! À part un Braxton qui dérange, dans tous les sens du terme d’ailleurs. Ici on dit : il est black, oui, mais il ne joue pas du blues ; aux États-Unis on dit : c’est un black, mais un traître qui a des correspondances avec les musiques blanches comme celles de Stockhausen, Cage, Ligeti, etc. Lui a essayé, tout au moins. Tout comme George Lewis, Barry Guy… Mais on n’est pas nombreux ! Le jazz n’a pas beaucoup bougé dans ses formes, concepts, instrumentations, structures.

- Il est vrai que l’auditeur assidu peut avoir l’impression d’être gavé de la même chose…

Il y a de ça. Je ne vais pas défaire mes potes, car c’est quand même le monde du jazz qui m’accepte depuis de longues années. Ce sont mes grands ou petits frères, et c’est parmi eux que j’ai appris et pu me réaliser en somme. Je dois toujours les remercier.

- … et peut-être se trouve-t-on à la veille d’une révolution, ce moment où tout bascule, comme avec, en leur temps, le mouvement dada, le surréalisme ? Vous êtes peut-être déjà passée au travers ?

Oh non ! On en est loin, c’est plutôt un retour à un conservatisme terrible ; on le voit tous les jours dans la vie, la pensée, l’individu. On travaille pour la masse, et on l’abêtit d’ailleurs, cette masse ! Peu d’individus, et peu de singularité, sinon ce sont des hors-la-loi, ou de soi-disant marginaux ! Le jazz, et ceux qui l’ont créé, ont toujours été en avant ; ça a toujours été une musique de création, mais on est écrasés de redites, de ce jazz brillant, clean, sans risques – et quelquefois facile, il faut le dire ! Mais c’est quand même dans le jazz et l’histoire de cette musique qu’il y a cette jubilation de l’improvisation. C’est ce qui m’a toujours fascinée, surtout dès mon arrivée aux États-Unis en 76, avec Bill Dixon, Butch Morris, William Parker, Roy Campbell et tant d’autres.

Bref, je reviens à Paris, au Centre américain, j’y ai fait tant et tant de découvertes, tout ce monde créatif : littérature, poésie, mouvement, danse, théâtre, musique bien sûr – ça m’a toujours attirée, et ça continue ! J’ai une grande fidélité à ça. J’ai toujours été dans ma contemporanéité, en restant attentive au passé ; si tu es bassiste, tu dois quand même savoir ce qu’ont produit Charlie Haden, Jimmy Garrison, Dave Holland ou Ray Brown (et sa Méthode bleue)… L’histoire du jazz, oui, je m’en suis imprégnée ; les bassistes y sont tellement importants ! On ne dit pas « le bassiste Mingus », on dit « Mingus », le « quartet de Mingus », ou le « quartet de Dave Holland ». J’ai cette aventure en moi. Ils m’ont donné un vent de liberté.

Qui a décidé du sort de « la » contrebasse,
à savoir celui d’accompagner ?

- Une histoire de rébellion que la vôtre…

J’ai toujours dit que j’étais une rebelle. Je n’ai toujours pas changé. À soixante-trois ans, je pourrais me calmer ! Non ! C’est politique aussi chez moi, sociétal, pas que culturel. La culture étant devenue une marchandise. Qui décrète d’écouter ça ou pas ? La massification l’emporte sur l’individu. On ne développe pas la singularité, le sens critique ; on est vite qualifié d’arrogant. Qui a décidé du sort de « la » contrebasse, à savoir celui d’accompagner ? Moi j’en ai fait aussi un instrument soliste, et pas que soliste, un instrument qui ne soit pas condamné à faire boum boum boum.

- Au fait, pourquoi ces épousailles avec la contrebasse ?

J’ai commencé par le piano : un piano en papier sur la table de formica, prolo de chez prolo (Elle tapote des doigts en chantonnant les notes). J’avais huit ans et demi, et tout ça en silence. Cage aurait beaucoup ri, il riait tout le temps, la tête renversée, il était drôle. Et tellement permissif. La permission totale, MAIS la responsabilité. Ainsi, dans l’impro ce soir pour le tentet, c’est ouvert, mais chacun est responsable ; pas question que l’un de nous parte comme ça, dans l’oubli des neuf autres ! La liberté et la responsabilité, voilà le double enjeu de l’improvisation. L’utopie totale.

- Vos parents, comment vous voyaient-ils alors ?

C’est ma mère qui me faisait travailler, répéter. Mon père était cantonnier, à mettre du blanc sur les troncs des platanes, à entretenir les routes – et c’est sa fille qui les prend depuis quarante ans, c’est beau non ? Comme ça manquait de sous, il travaillait aussi aux halles les mardi, jeudi et samedi ; il partait à trois heures du matin sur sa Vespa et revenait le soir avec des cagettes pleines de fruits, de tomates et de courgettes, des « vieillettes » écrasées, invendables, que maman récupérait et cuisinait. Je la vois encore, debout à la table, triant tout ça pour faire des sauces, des plats. C’était mon milieu familial, pas vraiment pauvre, mais où on comptait les sous. Un peu plus tard, mes parents ont fini par louer un petit piano droit. Et c’est l’accordeur, en fin de cette même année – j’avais à peine neuf ans –, qui leur dit : « Il y a une classe de contrebasse qui s’ouvre à Aix, pourquoi ne pas y envoyer votre fils ? » Car, comme pour tout instrument bâtard, on cherchait des élèves… On en revient au noble et au non noble : on ne cherche pas d’élèves pour le violon, le piano, le violoncelle, etc. Parce que ça fait mieux, dans une famille, de jouer du violoncelle plutôt que du tuba - ou de la contrebasse. C’est comma ça ! C’est mondial, universel ! Tout se tient, et voilà en quoi mon discours est fondamentalement politique et rebelle, c’est du vécu mes amis, c’est de la vie ! Et j’ai, à soixante-trois ans, gardé cette utopie de l’artiste subversif, de changer le monde, je l’aurai jusqu’à ma mort ! Heureusement, je ne suis pas seule à penser ainsi !

- Alors, votre maman, finalement, elle vous envoie au conservatoire ?

Attendez ! J’en reviens à mon frère cadet, Richard Léandre, qui va donc devenir bassiste en passant par le conservatoire d’Aix puis par celui de Versailles. Par la suite, il est rentré dans des orchestres classiques. Toujours est-il que la contrebasse est entrée à la maison, que j’ai entendu cet instrument… J’étais une enfant très silencieuse – je me suis rattrapée : voyez le bazar que je mène là, depuis quarante ans ! Par la suite, c’est moi qui me suis mise à la basse et le frère au piano. Pendant cinq, six ans, on prenait nos cours particuliers des deux professeurs – il fallait de l’argent, d’où les doubles journées du père. Surtout, ne pas oublier d’honorer Pierre Delescluse, ce professeur merveilleux du conservatoire d’Aix ! C’est lui qui m’a transmis la passion de faire sonner l’instrument, de le positionner au même niveau que tout autre instrument, au-delà de cette hiérarchie, de cette société pyramidale.

Et me voilà partie à Paris, avec ma basse et ma valise, comme aujourd’hui… Je débarque, avec mon accent du sud, peuchère : « Bonjour, je cherche une chambre… je suis contrebassiste… » J’avais un accent terrible.

- Accent que vous avez perdu…

Non, ça ne se perd pas, l’accent. Dès que je passe la Durance, ça revient. Bref, j’ai donc fait du piano pendant six ans et voilà que cet instrument, la basse, arrive dans la maison par mon frère, avec ce son grave qui m’a énormément attirée. À tel point que j’ai arrêté le piano ; c’est à la contrebasse que j’ai fini mes études à Aix. Puis, poussée par le prof, je me suis présentée au conservatoire de Paris.

- Et vos parents vous ont laissée partir ?

Oui, toute seule, et à la fin des années soixante…

- La contrebasse, plus que tout autre instrument est un résonateur puissant qui parle au corps entier, pas qu’aux oreilles…

Absolument. Parce que c’est une masse.

Des individus qui fouillent, qui cherchent,
qui se questionnent, qui collent des micros
ici ou là, etc. Ça, c’est la race des bassistes !

- La vôtre, vous voulez nous la présenter ?

J’en ai deux. Une Mirecourt que j’ai jouée durant plus de quarante ans. Et une vieille Quenoil père - on a voulu me l’acheter de nombreuses fois mais je l’ai gardée. Depuis huit ans maintenant, je joue avec celle-là, une Quenoil de 1827 ! Elle est moins lourde d’un kilo…

- Au besoin, pourriez-vous jouer sur n’importe quel instrument ?

Ah, surtout pas ! J’essaie toujours de jouer mon instrument, mon outil. Il faut le dire : la contrebasse ne s’est pas fixée, dans la forme, les cordes, ni même dans les mensurations. À l’époque, au XVIe, on ne comptait que quelques contrebassistes dans les ensembles de musique baroque. Le musicien allait chez le luthier qui lui fabriquait l’instrument à sa taille, selon qu’il mesurait un mètre quatre-vingt-dix ou un mètre soixante. On a eu des basses à quatre cordes, puis à trois en Italie, et après à cinq… Ensuite, on a été accordé par quartes, mais aussi par quintes. D’où les multiples variantes de l’instrument, encore de nos jours, selon les musiciens qui demandent parfois telle ou telle caractéristique. Des individus qui fouillent, qui cherchent, qui se questionnent, qui collent des micros ici ou là, etc. Ça, c’est la race des bassistes !

- Vous aimez aussi vous présenter comme une « paysanne de sons », une terrienne qui doit sortir son tracteur…

Labourer… c’est-à-dire faire, défaire, planter, nettoyer… Vraiment s’occuper de la terre. Il n’y a pas plus besogneux et travailleur que le paysan. Le paysan, c’est l’assiduité, la répétition, l’acharnement. Il a une vie sévère, tributaire des éléments, pour gagner quelques cacahuètes. Oui paysanne, avec mon tracteur sonore !

- Vous vous trouvez une parenté avec ce monde de la terre…

Je viens de là !

- Comme nous tous, il est vrai, plus ou moins loin dans le temps. Mais revenons à ce festival, Musica – un tout autre monde !

Ce qui est extraordinaire c’est que les différentes appellations dont on affuble les genres musicaux viennent à s’estomper. Ça c’est du jazz, ça du baroque, ça du contemporain… on souffre de ces cloisonnements. À la question : Pourquoi musique contemporaine ? Cage répondait : Elle n’est absolument pas contemporaine, c’est la musique d’aujourd’hui, celle qui s’écrit là, dans notre siècle ! Je le rejoins. Le rock, la musique électronique, la pop, le rap ont leur cuisine, leur manière d’organiser les sons, de décider, d’instrumentaliser, ce sont les sons actuels, nous sommes entourés de ça ! Donc cette co-production entre Musica et Jazzdor, c’est presque du jamais vu, disons, c’est rare ! Ce que vous allez écouter ce soir, je ne sais pas ce que c’est. Mais c’est de la musique, avec des musiciens qui viennent du jazz, d’autres du classique, d’autres je n’en sais rien, du baroque peut-être. Mais ce sont avant tout des musiciens créatifs. J’ai composé ce tentet, qui m’a pris plus de quatre mois, pour des musiciens créatifs ! La créativité, c’est ce que je revendique. C’est ce qu’on a tué de nos jours, pas seulement chez les musiciens, mais aussi pour l’homme de la rue : on s’habille pareil, on bouffe pareil, on pense pareil – presque…

On en est toujours à donner la priorité
à la musique écrite, décidée par le seul
compositeur. C’est ridicule, archaïque !

Je dois remercier Jean-Dominique Marco, le directeur de Musica, qui a accepté de coproduire cette recréation avec un festival de jazz comme Jazzdor et son directeur Philippe Ochem qui a beaucoup travaillé à ce projet, pour qu’il se réalise. C’est si rare qu’un festival de musique dite contemporaine s’aventure en dehors de son champ habituel, celui des compositeurs… On en est toujours là, au XXIe siècle, à donner la priorité à la musique écrite, pensée, décidée par un seul individu, le compositeur. C’est ridicule, archaïque et poussiéreux !

Le public peut tout entendre

Cette situation doit changer. Je veux bien être protagoniste et porter le flambeau pour ce changement. On est peu nombreux… et ça vaut aussi bien pour les festivals et lieux de jazz, qui doivent aussi oser sortir de leurs sphères. Que ce tentet aussi soit programmé avec le jazz, même si les structures et formes sont plutôt contemporaines, j’en suis ravie ! J’attends des festivals de jazz qu’ils invitent des musiques différemment bâties, cordées, qui explicitent un autre monde sonore. Souvent, les programmateurs se positionnent dans l’écoute de leur public. Mais le public peut tout entendre - et même s’il est dérangé, voire outré, cinq ans après un déclic se produira…

- Mais on est dans le règne de la marchandise à rendement immédiat, pas pour dans cinq ans ! Y compris dans le domaine artistique, par ailleurs conditionné par les subventions à court terme…

Je sais bien… Je le sais d’autant mieux que je dois en passer par là, n’étant pas compositeur d’État – pas étatisé, comme celui qui a des commandes du ministère [de la Culture]. Je ne suis pas là-dedans. Ça va à l’encontre de l’histoire du jazz, depuis que les Noirs, sortant avec peine de l’esclavage, ont créé leur musique. Depuis qu’ils ont hurlé. Pour moi, le jazz est un cri. Tous ces musiciens ont créé le gospel, le blues, le new orleans, le bop, le be bop, le hard, le third dimension, le west coast… Au fond, toute l’histoire du jazz est affaire de créativité. Les jazzmen sont aussi venus en Europe, ont intégré nos musiques et ça s’est mélangé, c’est extraordinaire tout ça ! Miles Davis et tant d’autres, ont toujours été créatifs, appelant des musiciens de rock, des musiciens de studio… Avant sa mort, il appelle Prince et prend un de ses thèmes… Et Monk ! C’est ça le jazz pour moi, quelque part, je suis peut-être plus jazzwoman que quiconque, va savoir !

En 1984 à Paris, Boulez a dirigé trois œuvres
de Zappa en présence de celui-ci. J’étais là !

- Restons-en un peu à Miles et au « jazz électrique », à Prince, à la tentation rock. Comment avez-vous vu arriver cet autre courant ?

C’est quand même un autre monde, surtout la pop. Il n’y a pas plus commercial, marketing et compagnie. C’est le show, le showbiz. Miles a été très attiré par ça aussi, c’était une grande star ! Il n’y a que le rock pour capter 40 000 personnes – 40 000 ! Le jazz n’a jamais atteint ça ! J’ai écouté toute cette musique, surtout Zappa, j’adore Zappa. Voilà un type venant du rock, et quel type ce Zappa, parti trop jeune. Il était drôle ! Très admirateur d’Edgar Varese, son maître. En janvier 1984, au Théâtre de la Ville à Paris, Pierre Boulez a dirigé trois œuvres de Zappa, en présence de celui-ci. Un disque a aussi été enregistré à l’IRCAM avec l’Ensemble Intercontemporain, sous la direction de Boulez. J’étais là !

© Ph. gp 2014

- Revenons à l’instrument. La contrebasse, au fait, exprimerait plutôt du
temps étiré, non ?

Mais oui, à commencer par les cordes qui sont longues. Donc, l‘émission du premier son est plus tardive que celle du violon ou de la trompette. C’est une grosse boîte, la contrebasse, un tonneau ! Avant que le son ne sorte des ouïes – les clés d’f –, il faut que l’air entre en vibration, ce qui est plus long que dans un violon, c’est physique, même physiologique ; ça demande aussi une grande puissance. Heureusement, la lutherie a beaucoup changé : cordes plus basses, très proches de la touche ; on appuie moins, on serre moins. Les cordes aussi ont évolué.

[On va se quitter] J’ai donné toute ma vie à la musique ; c’est con, hein ?

- Elle vous l’a bien rendu !

Oui. Mais c’est pas biblique, pas « Mère Thérésa », non ; il y a une vie, on rigole, on se voit, on se goure… Une vie charnelle, pas un sacerdoce. J’ai une petite maison en Touraine, avec des moutons. La Provence ? Non. La Provence est très belle mais j’y trouve les êtres et les vibrations trop dures, ce soleil, ce mistral qui t’arrache la peau ; l’homme y est très macho, un désastre. Mais c’est un des plus beaux pays de France. Ah ! Je me sens très provençale, très latine. Ma grand-mère maternelle était italienne ; le père, on ne sait pas… Mon grand-père, il a été trouvé dans un sac, un couffin où était marqué « Léandre »…

- Léandre, comme le personnage de Molière…

Oui, et comme dans la Commedia dell’arte. C’est un prénom très latin, Leandro en Italie et en Espagne ; mais ça vient du grec, Leandros, un dieu de Sparte, fou amoureux mais qui doit quitter l’aimée, pour x raisons. Et elle, elle ne peut pas vivre sans lui et se meurt peu à peu. Lui, l’apprenant, se jette dans la mer pour aller la rejoindre à la nage, sans y parvenir. Et tous deux meurent noyés…

- Vous avez potassé la question !

Ben oui, parce que du côté de mon père, on est des caraques comme on dit en provençal. Ça désigne le Gitan, celui qui traînasse, qui porte des vêtements colorés, le Méditerranéen ! Mon père, on le prenait pour un caraque. La sœur de mon grand-père, ma grande-tante, était une prostituée notoire, d’une immense beauté ; elle s’appelait Blanche. Elle est devenue très grosse, deux-trois cents kilos ! Un monstre qu’on montrait dans les cirques. Une famille de caraques, des Gitans sans doute, des gens du voyage – il y a ce voyage en moi, j’aime ça le voyage.

Pour aller jouer ma basse à Prague, j’ai fait vingt-six heures de train parce qu’il n’y avait pas l’argent pour payer le supplément pour la caisse d’avion de contrebasse ! Je m’en fous, parce que je veux jouer mon outil, c’est de lui que je tire mon jardin sonore.

Dans le voyage, j’y ai réfléchi, il y a d’abord le départ, à partir duquel on oublie tout derrière, ou presque ; et dans ce temps du voyage, dans cette durée, on est neuf, comme un bébé. Alors tu regardes les paysages, tu plonges dans un bouquin, on a des pensées, ou bien on ne pense à rien… Et tout est ouvert, tout est possible. J’ai besoin de cet état où on est même un peu paumé. C’est un état…, oui, poétique. On se surprend même à être plus poli – Mais je vous en prie ! On regarde différemment, en vibrations… Toujours la musique.

par Gérard Ponthieu // Publié le 11 mai 2015
P.-S. :
Photo © François Ponthieu

NB : Pour la première fois, Joëlle Léandre a joué pour un public à Aix-en-Provence, sa ville natale. C’était le 10 mars 2015 à l’auditorium, plein à craquer, du nouveau conservatoire. Elle s’y est produite en solo, à l’issue d’une résidence d’une semaine consacrée à l’improvisation. Très émue, elle a dédié ce concert à ses parents.

Le site de Joëlle Léandre

Photos : Strasbourg, festival Musica (30 septembre 2014), « Can You Hear Me ? »