Entretien

Lotte Anker, des constellations particulières

Discussion au sujet de l’improvisation et de la scène jazz danoise avec la saxophoniste Lotte Anker.

Susana Santos Silva et Lotte Anker © Francesco Ippolito

Lotte Anker est une figure, un modèle de la scène improvisée danoise. La saxophoniste fait partie de nombreux groupes internationaux, en plus des siens, comme ceux de Fred Frith, Susana Santos Silva, Fire Orchestra, Marilyn Mazur, Nate Wooley, Rob Mazurek et Julien Desprez, etc.
Tout à la fois musicienne et pédagogue, elle enseigne et transmet l’art de l’improvisation avec passion, en faisant même un sujet de recherche. Voyageuse, elle est souvent à croiser le fer avec de nombreuses autres cultures et langages, renforçant ainsi sa propre maîtrise de la communication interactive. La saxophoniste joue toujours avec une attitude calme et détendue, semblant incarner la musique sans effort.

Lotte Anker à Saalfelden Jazz Festival, 2021. © Henning Bolte

- Comment allez-vous aujourd’hui, en 2022, après deux années de Covid ?

Je vais bien, merci ! Il y a toujours des moments imprévisibles… J’ai beaucoup joué et et fait des tournées assez intensives à l’été et l’automne 21. Cet hiver et ce printemps, je dois terminer un projet de recherche artistique (très retardé à cause du Covid) au Rhythmic Conservatory Copenhagen (RMC) .

- Justement, quel est votre lien avec le RMC de Copenhague ?

J’y ai enseigné par intermittence au cours des 20 dernières années, mais jamais à temps plein. Actuellement, j’enseigne et supervise les étudiants du programme APD (Advanced Postgraduate Diploma) et je donne des cours individuels aux étudiants qui le demandent. Il y a beuacoup d’étudiants formidables, créatifs et réfléchis, donc c’est un travail intéressant et inspirant. Mon projet de recherche artistique est bien sûr lié au RMC.

- Peut-on évoquer le jazz à Copenhague sans parler de John Tchicai ?

Pour moi, John Tchicai a été une figure centrale et inspirante pour la partie expérimentale et libre de la scène jazz à Copenhague - et du Danemark en général.
Il a été l’un de mes premiers professeurs et j’ai également participé à ses ateliers hebdomadaires avec un petit groupe de jeunes musiciens intéressés.
Il a quitté le Danemark par périodes, mais revenait toujours pour donner des concerts ou enseigner. Il s’est impliqué dans beaucoup de groupes et de projets au Danemark - avec des musiciens de tous âges. Toujours avec une approche inédite et profondément originale de la musique.

- Copenhague est-elle une ville de jazz ?

Eh bien…. la ville a un grand passé de pôle central pour le jazz en Scandinavie dans les années 60 et 70. Ces années ont été marquées par un grand festival de jazz à Copenhague en été. Il y a beaucoup de musiciens qui vivent ici et, surtout au cours des 15 dernières années, la scène plus expérimentale et improvisatrice s’est développée. Ca reste une petite ville mais avec une scène musicale très créative - que vous l’appeliez jazz ou autre chose. (Je ne suis pas vraiment au courant de ce qui se passe sur la scène jazz plus traditionnelle et moderne de Copenhague).

j’ai beaucoup appris en jouant avec des musiciens différents, notamment de pays non occidentaux.


- Vous vivez au Danemark mais la plupart des musiciens avec lesquels vous jouez sont américains, scandinaves, portugais, français, etc… et vous avez également travaillé au Vietnam, en Afrique, etc… Quel est votre rapport aux frontières, aux langues, à l’altérité ?

Je joue aussi avec des musiciens et des groupes danois !
Mais vous avez raison : je joue et j’ai joué avec beaucoup de musiciens de différentes parties du monde. J’ai commencé à jouer progressivement beaucoup plus en dehors du Danemark à la fin des années 90. J’avais l’impression que la musique que je voulais jouer n’était pas à Copenhague. Et j’aime voyager. Et faire partie du grand réseau de musiciens dans le monde a aussi beaucoup à voir avec le travail d’improvisation. L’improvisation consiste à se rencontrer et à faire de la musique ensemble, avec curiosité et ouverture. Cela crée sans cesse de nouvelles constellations, qu’il s’agisse de rencontres ponctuelles ou de collaborations à plus long terme. Vous rencontrez également des musiciens qui peuvent avoir toutes sortes d’idiosyncrasies ou des antécédents très divers dans tous les types de musique.
Que ce soit en termes de genres ou de cultures, il s’agit de se rencontrer dans la musique avec ouverture d’esprit et l’intention que la musique se produise. J’aime cette diversité et j’ai beaucoup appris en jouant avec des musiciens différents, notamment de pays non occidentaux.

- Parmi vos projets, il y a de longues collaborations : celle avec Fred Frith et celle avec le célèbre couple Taborn-Cleaver. Pouvez-vous nous en parler ?

Le trio avec Craig Taborn et Gerald Cleaver est le fruit de coïncidences. À la fin des années 90, j’avais un trio avec Marilyn Crispell et Marilyn Mazur. Il y avait une tournée que Mazur ne pouvait pas faire et Crispell a proposé Gerald Cleaver comme remplaçant. Je venais de l’entendre à New York avec Tim Berne et Craig Taborn, ce qui m’avait totalement époustouflée, alors j’ai pensé que c’était une idée brillante. Gerald a fait la tournée et plus tard une autre encore. Un an plus tard, nous avions une tournée en Europe, que Crispell ne pouvait pas faire et Gerald a alors suggéré de demander à Craig, ce que j’ai également trouvé génial. Je connaissais Craig pour des concerts avec la Note Factory de Roscoe Mitchell et avec Tim Berne. Et donc nous avons joué notre premier concert en trio à l’Europa Jazz du Mans, peut-être en 2002. Puis nous avons continué comme un nouveau trio. Il y a une énergie spéciale et une communication télépathique dans ce trio, et même si nous n’avons pas pu jouer ces dernières années, je suis presque sûre que le trio se réunira à nouveau. On s’y sent « comme à la maison ».

Les constellations particulières de Lotte Anker © Yann Bagot

Quant à ma collaboration avec Fred Frith, elle ressemble aussi beaucoup à une maison… un autre type de foyer. Nous avons joué ensemble dans différentes constellations depuis 2008 : en duo, dans plusieurs petits groupes et dans de plus grands ensembles. J’ai joué dans certains de ses projets et lui dans certains des miens. Je crois que le premier concert que nous avons donné ensemble était un quatuor avec Sylvie Courvoiser et Ikue Mori.
Sylvie, Ikue et moi jouions en trio depuis quelques années et j’ai invité Fred à se joindre à nous lors d’un concert au Copenhagen Jazzfestival, vers 2009.
C’est le même genre de communication télépathique avec Fred. En octobre dernier, en 2021, nous avons fait une tournée de deux semaines en Allemagne. Lors de ce genre de longues tournées avec des concerts tous les jours, on apprend vraiment à connaître le vocabulaire et les inclinations de chacun, de manière approfondie. Mais il y a aussi le risque de tomber dans des habitudes - même dans la musique improvisée ! Pourtant cela n’est jamais devenu prévisible. Il y avait toujours cette énergie et cette présence exploratoire dans chaque concert. C’était une expérience vraiment formidable.

Lotte Anker © Francesco Ippolito

- Vous jouez des trois saxophones, ce qui est plutôt inhabituel car le soprano et le ténor sont souvent combinés, ils sont dans la même tonalité de Si bémol, tandis que l’alto est en Mi bémol. Comment cela affecte-t-il votre jeu et comment choisissez-vous le saxophone à jouer ?

Le soprano et le ténor sont les instruments que je pratique depuis le plus longtemps. L’alto est arrivé plus tard, il y a environ 6 ou 7 ans. Pour moi, ces trois cuivres ont une personnalité différente ou des qualités différentes.
Dans une certaine mesure, j’ai des expressions différentes sur les différents registres, mais je garde mon vocabulaire sur les trois.
Le choix du saxophone dépend du groupe ou de la situation. Il y a des groupes où un certain type est déjà défini, par exemple s’il s’agit de musique écrite. Pour ce qui est des concerts d’improvisation libre, je choisis selon ce que je ressens et ce que je pense qui fonctionne le mieux par rapport à la constellation en cours.
Les voyages peuvent aussi avoir un impact sur mon choix - surtout en ce qui concerne certains vols/compagnies aériennes et les problèmes de transport d’un sax ténor comme bagage à main. Mais j’emporte presque toujours deux saxophones.

Je ne cherche absolument pas à imposer des approches ou des méthodes normatives pour travailler l’improvisation, mais je souhaite présenter et ouvrir les multiples possibilités. J’essaie de transmettre une approche exploratoire.


- Vous enseignez, vous participez à des master-classes (comme à Łódź) et vous avez une méthode de transmission qui consiste à jouer avec plutôt que de faire jouer. Quelle est la meilleure méthode pour enseigner l’improvisation ?

Il y a de nombreuses approches pour enseigner l’improvisation - et de nombreux éléments dans celle-ci.
Je n’ai pas de méthode, mais j’aime jouer avec les élèves, qu’il s’agisse d’un enseignement individuel ou d’ensemble. Pour moi, l’enseignement de l’improvisation implique également beaucoup de réflexion et de dialogue avec les élèves. Je ne cherche absolument pas à imposer des approches ou des méthodes normatives pour travailler l’improvisation, mais je souhaite présenter et ouvrir les multiples possibilités. J’essaie de transmettre une approche exploratoire. Il est important pour moi d’inspirer, de soutenir et de mettre au défi l’élève de développer sa façon de travailler avec l’improvisation, de développer un vocabulaire, une expression et une façon d’interagir individuels.

Lotte Anker dirigeant les stagiaires de International Jazz Platform 2021 © Mikołaj Zacharow

Lorsque je joue avec les élèves, c’est à la fois une reconnaissance de la rencontre entre deux musiciens (ou plus), avec l’intention de faire de la musique ensemble et, bien sûr, le fait que la plupart des aspects musicaux sont mieux communiqués en faisant qu’en parlant seulement.
Cela dit, je ne joue pas toujours avec les élèves, lorsqu’ils sont en situation réelle de performance par exemple. Si je le fais, c’est parce que cela a un sens musicalement, en raison de l’instrumentation, par exemple. J’en discute toujours avec l’ensemble et, jusqu’à présent, je n’ai jamais rencontré d’élèves qui ne voulaient pas jouer avec moi !
Il m’arrive également de participer à des spectacles en tant que cheffe d’orchestre. Cela se produit le plus souvent dans de grands ensembles, avec lesquels nous avons travaillé avec des partitions basées sur une improvisation structurée, qui demande à être dirigée. Je ne participe évidemment pas si l’élève prépare un concert solo ou un concert avec son propre groupe. Tout dépend donc de la situation.

- Dans un article récent pour Citizen Jazz, Hasse Poulsen se souvient : « Lorsque le trio avec Lotte Anker et Peter Friis Nielsen donnait des concerts avec Peter Brötzmann, Erik Balke, Arve Henriksen, on nous posait souvent cette question : comment était-il possible d’utiliser le mot jazz pour une telle collection de bruits sans tempo, harmonies ou mélodies ? » Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

Certaines de ces réactions des années 90, vous ne les entendrez plus à Copenhague ni au Danemark aujourd’hui. À l’époque, c’était vraiment controversé. Je pense que nous étions en avance sur notre temps, du moins du temps où Copenhague et le Danemark étaient conservateurs en matière de jazz.
Cela dit, le jazz peut être un mot difficile, parce que les gens lui associent de nombreuses expressions musicales voire non-musicales. Je dirais que je travaille dans un domaine entre l’improvisation, le freejazz expérimental et la musique contemporaine. Mais pour beaucoup de gens, cela n’a pas beaucoup de sens.

Lotte Anker, dans T®opic, Jazzfest Berlin 2019. © Gérard Boisnel

- Si vous n’aviez pas été musicienne, que seriez-vous devenue ?

C’est une question difficile… la musique occupe une place centrale dans ma vie depuis que je suis enfant - j’ai joué du piano classique, de la guitare, de la flûte, j’ai chanté dans des chorales, avant de me mettre au saxophone.
Peut-être quelque chose en rapport avec la littérature, qui est un autre de mes grands centres d’intérêts.

- Quels sont vos projets actuels ?

Mon projet de recherche artistique est très présent, car je dois le terminer ce printemps. C’est un projet de composition - en bref, composer pour des improvisateurs. À cette occasion, j’ai créé un groupe appelé Sub Habitat. Outre moi-même, il est composé de musiciens suédois et berlinois : Mazen Kerbaj (tp), Katt Hernandez (vio), Sten Sandell (pno), Andrea Neumann (inside-pno), Nina de Heney (bass) et Burkhard Beins dr/perc). Je suis très enthousiaste à propos de ce groupe. Il restera en tant que groupe plus permanent, même après la fin du projet, et il y aura aussi de la musique nouvelle.