Scènes

Réjouissances Uzestoises

Instants du festival girondin organisé par la Compagnie Lubat de Jazzcogne


Il faut être doué d’ubiquité pour profiter pleinement de l’Hestejada (« réjouissances » en occitan) De Las Arts (puisque telle est l’appellation officielle de ce festival qui ne veut pas en être un). La profusion des propositions musicales, cinématographiques, littéraires, théâtrales, radiophoniques, plastiques… donne le tournis. Instants « poiélitiques » (néologisme lubatien oblige) choisis.

Lucmau , 19 août 2019, 21 h 30

Nichée au cœur de la Grande Lande, la bourgade attire un public familial pour la prestation du duo « Jazzistiquementendre… » avec François Corneloup (saxophone baryton) et Henri Texier (contrebasse what else ?) dans l’église du village. A l’état délabré du bâtiment va répondre un set extrêmement construit, élaboré à partir de compositions originales du second. Une joute entre deux troubadours du jazz le plus libre, deux diables pourvoyeurs de notes interdites dans ce lieu consacré. Les entrelacs d’harmoniques savamment distillés par Texier se combinent délicatement avec le jeu en slap-tongue, sur la colonne d’air de l’instrument, de Corneloup. Une vibrante blue note de ce dernier au détour d’une plongée du contrebassiste dans les aigus fait virevolter les chauve-souris nichées dans la charpente. Un danse aux accents hispanisants fait vibrer les murs de l’édifice, cependant qu’une psalmodie amérindienne achève de désacraliser le lieu. Et le jazz dans tout ça ? Il est toujours là, surgissant au détour de redoutables gammes pentatoniques, ou d’une walking-bass tellurique. On sort bouleversé de ce rituel païen.
Un crachin landais nous oblige à nous réfugier dans le bistrot du village (Cercle de la Concorde) où le bal bat son plein. Trad’ bien sûr, avec force accordéons. Mais jazz aussi, avec ce chabada de caisse claire. C’est qu’à l’Hestejada on trouve le swing là où il est justement censé ne pas être.

Oeuvre plastique uzestoise destinée au sacrifice

Uzeste, 21 août 2019

10 h du matin, salle des fêtes

On aurait tant aimé entendre résonner quelques mesures du « Alabama » de Coltrane sur la bande-son du film « Howard Zinn, une histoire populaire américaine », proposé par le collectif Les Mutins de Pangée. Las, l’un des réalisateurs concède qu’ils n’auront pas les droits pour illustrer cette seconde partie consacrée à l’épopée de l’historien marxiste étasunien (et surtout des exclus de la société nord-américaine, notamment les Noirs, dont il fut un fervent compagnon de luttes). Les images sont pourtant là et rien ne nous empêchera de fredonner « We Shall Overcome » en sortant de la projection-débat autour d’une esquisse de montage. Le film définitif devrait sortir courant 2020.

14 h, cabane CGT

S’allonger dans l’herbe au bord de l’Estey (c’est ainsi que l’on nomme un ruisseau en terre gasconne) et écouter les échanges acerbes entre syndicalistes officiels de la CGT et Gilets Jaunes, c’est comme un rêve de Grand Soir. Mais pourquoi ce fabuleux historien qu’est Gérard Noiriel, auteur d’une « Histoire populaire de la France », ne parle-t-il pas de jazz ? Après tout, sans « Petite Fleur », peu d’entre nous seraient de ce monde de lutte des classes !

18 h, Collégiale

L’entrée dans cet édifice gothique consacré par quelque pape permet de trouver un peu de fraîcheur dans l’étouffant été girondin. A moins que l’acoustique n’y soit remarquable. Les performances « Musiques électro jazzistiques » qui s’y déroulent en témoignent.
Ainsi, la moindre note sonnante ou trébuchante du guitariste/vocaliste Fabrice Vieira fait naître un tourbillon de sensations colorées dans le terne édifice. Développant un sens aigu de la saudade à l’occasion de ce qu’il présente comme un hommage au mestre brésilien Joao Gilberto, l’œuvrier uzestois balance entre stridences et harmonies, samba et cassures rythmiques. Lorsqu’il psalmodie quelque pièce vocale, il glisse vers la diphonie chamanique, non sans s’autoriser une incursion dans ce « scat-rap de Jazzcogne » dont la Compagnie Lubat a le secret. L’usage modéré d’une loop-station lui permet de démultiplier les voix et les voies chantées. « Prélude à l’après-midi d’un aphone », devait-il déclarer au public conquis. Au fou !

La prestation du maestro contrebassiste Bruno Chevillon devait elle aussi relever d’une forme de chamanisme. De fait, la résonance de l’instrument sous l’effet de mailloches, ou bien d’un jeu avec deux archets simultanés, plonge l’auditoire et le musicien dans une transe commune. La palette colorée qui en surgit se conjugue avec le kaléidoscope issu du soleil qui darde ses rayons à travers le vitrail occidental de la nef de l’église. La performance se fait plastique, avec une quête de la saturation comme si le mécanique succédait à l’organique, entre stridences et résonances. Et bien sûr quelque walking-bass infernale vient rappeler que le diable du jazz hante ces lieux.

Le duo final Vieira (voix, vuvuzela !)/Chevillon parachève le dispositif de possession. Ça swingue ? Non, surtout pas. Quoique…

19 h 47, salle des fêtes

La conférence gesticulée de Gérard Noiriel et Martine Derrier, « Quand le peuple gronde (des ongles bleus aux gilets jaunes) », est déjà bien entamée. Il en est justement aux cérémonies vaudou qui accompagnaient les soulèvements d’esclaves dans les plantations antillaises. Si ça ce n’est pas jazz ? Et le rythme du Déserteur de Boris Vian, qu’il fait reprendre au public n’est-il pas un chabada des plus swinguants ?

Uzeste, 22 août

10 h, Parc Lacape

Dans le superbe airial, sous de vénérables chênes poussant sur le sol sablonneux, l’Orchestre Pour Tous entame ses répétitions sous l’égide des saxophonistes Franck Assémat et Gilles Bordonneau ainsi que de Fawzi Berger, qui propose d’apprendre une chiganda brésilienne… en dansant tout simplement ! Fanfarons ? Pas que. Mêlant amateurs et professionnels, enfants et adultes, l’orchestre fait partie intégrante de l’Hestejada, appelé à jouer « Els Segadors », l’hymne catalan, en s’inspirant du Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, ou encore un thème de Michel Marre au détour de chemins forestiers, devant l’état-major (sic) de la CGT, ou encore dans les rues du village pour la parade finale !

Tempo désarticulé à Uzeste

16 h 12, Chapiteau Marie Lubat

Le Jazz Continuum Orchestra, conduit par le brillant pianiste quadragénaire Thomas Bercy, présente son projet « Migrations », issu d’une rencontre avec de jeunes migrants hébergés dans un centre d’accueil pour réfugiés dans la proche bourgade de Saint-Macaire. Initiée par le Collectif Caravan, structure de production en spectacle vivant porteuse notamment de l’International Jazz Day dans le village précité, la proposition émeut d’autant plus qu’elle fait entrer en résonance lesdits récits avec des thèmes adéquatement sélectionnés issus du répertoire jazz. A fortiori lorsqu’on comprend que le pianiste est d’origine malgache.

« On pioche un peu dans toutes les époques » devait déclarer Thomas Bercy. « Il y a Duke Ellington, Dave Holland, Mc Coy Tyner, Herbie Hancock, Oscar Peterson… des moments free, des moments suspendus. J’ai pioché des morceaux qui entraient en résonance par rapport à ce qu’il ressortait des conversations avec les jeunes migrants. Comme « African Village » quand ils me parlaient de leur quotidien au pays, ou « Conference of The Birds » de Dave Holland parce que j’ai eu cette sensation d’oiseaux migrateurs quand ces jeunes migrants s’exprimaient dans plein de langues différentes… une cacophonie de langues avec beaucoup de joie. C’était très chargé. J’ai associé ça avec mes lectures, comment on construit un autre monde… je suis très sensible aux propositions de Pablo Servigné, à la collapsologie et à la façon dont on construit l’entraide. D’où la présence de « Survival Of The Fittest » d’Herbie Hancock dans le répertoire. »

Jazz Continuum Orchestra

Enfin, ça swingue à Uzeste ! Est-ce sous l’effet de l’impeccable section rythmique (Jonathan Hédeline, contrebasse ; Eric Pérez, batterie), ou encore des improvisations « wayneshortériennes » de Thomas Koenig (saxophones, flûte traversière), qui croisera le fer, si l’on peut dire, avec Franck Assémat (saxophone baryton) ? Ou du profond respect que Thomas Bercy porte à l’Histoire du jazz ? L’expérimentation est toujours là cependant, ici sous la forme d’interventions chorégraphiques et récitantes de Claude Magne, philosophe et danseur imprégné de cultures buto et amérindiennes.

17 h 48, Chapiteau Marie Lubat

À Vif Jazz Quintet : Bernard Lubat (batterie), François Corneloup (saxophone baryton), Christophe Monniot, Géraldine Laurent (saxophone alto), Bruno Chevillon (contrebasse). Qui a dit que Lubat avait oublié le swing ? Il est l’ADN de cet orchestre de l’instantané. La pulsation rythmique du Gascon, plus affûtée que jamais, est l’épine dorsale d’une proposition qui fleure bon l’entraide. Géraldine Laurent surpasse les soufflants qui, eux, la poussent à bout dans sa quête d’une matière sonore d’une extrême sensibilité. Bruno Chevillon apporte un souffle libertaire à l’ensemble. Quelle intensité !

Uzeste, 23 août

17 h, Collégiale

« Transmissive » avec Louis Sclavis (clarinette) et Bruno Ducret (violoncelle). Après avoir remarqué que le photographe de l’Humanité, Joël Lumien, porte un tabouret à un pied accroché à la ceinture, qui lui donne l’air d’un diablotin infiltré en ce lieu consacré, on est interloqué par la voix étrange qui sort de la bouche du violoncelliste. Un exorcisme s’imposerait-il ? On apprendra au détour d’une conversation au Bar des Sports (l’un des épicentres de la vie villageoise) qu’il est aussi chanteur… dans un groupe de Métal ! Toujours est-il que le duo provoque des hallucinations, au point que les feuilles d’acanthe des piliers de l’église paraissent frémir au détour d’un solo de clarinette, et que, lorsque le violoncelle entre dans la danse, les damnés écrasés par les statues de saints paraissent prêts à les renverser ! Le type sur la croix n’a qu’à continuer à souffrir : cette musique est décidément trop humaine pour la confier à quelque divinité que ce soit. A la rondeur de la clarinette basse fait écho comme une acidité du violoncelle, et inversement. C’est ensorcelant. Pris dans les rets multicolores des rayons du soleil dardant à travers le vitrail ouest, Sclavis et son compère nous embarquent dans une ballade langoureuse avant de balancer une méchante work-song sur laquelle Ducret growle à qui mieux mieux un « Freeedooooom » qui remet les pendules à l’heure pour tous les sectateurs du « free ». Pour finir, un bon vieux blues avec un harmonica en lieu et place de la clarinette achève cette session d’émancipation collective.

Nouveau graffiti de Lubat dans les WC de l’Estaminet

Car, oui, l’Hestejada De Las Arts est bien cette univers-cité (ô jeu de mot lubatien !) d’éducation populaire dont le jazz a plus besoin que jamais.